Philippe SEGUIN

A la mémoire de Philippe Séguin
Par RAPHAEL PIASTRA
10 JANVIER 2025

Le 7 janvier 2010 disparaissait à son domicile parisien Philippe Séguin d’une crise cardiaque à 66 ans. Avec lui s’en est allé la dernière incarnation du gaullisme social, la dernière grande figure du républicanisme à la française. P. Séguin c’est d’abord une histoire personnelle forte. Également un symbole de la méritocratie républicaine. Et puis un parcours politique assez hors norme sous la Ve. C’est ce chemin inspirant que nous nous proposons de rappeler.
Une histoire personnelle marquante de méritocratie républicaine
Philippe Séguin est né le 21 avril 1943 à Tunis, à la limite du quartier moderne et du quartier israélite. Son père s’étant engagé dans le 4e régiment de tirailleurs tunisiens au moment de la libération de la Tunisie, intervenue quelques jours après la naissance de son fils. Il est tué à l’âge de vingt-trois ans dans les combats, en septembre 1944, à Glainans dans le Doubs. P. Séguin a tout juste un an.
Pupille de la Nation, ce dernier va être légitimement marqué par cette absence du père. Elevé essentiellement par des femmes (ndlr : mère et grands-mères) comme il dira. Mais de cet accident de vie, il va aussi nourrir une forte ambition de réussir. D’abord dans les études qui débutent en Tunisie au célèbre Lycée Carnot. Il y révèle des facilités certaines. Puis à l’âge de douze ans il rentre en France où, étudiant boursier, il poursuit d’abord des études universitaires d’Histoire puis à l’IEP d’Aix-Marseille dont il sort lauréat. Il s’essaiera avec brio au journalisme. Ainsi il travaille une année comme pigiste au journal Le Provençal (1963-1964), où Gaston Defferre le remarque et lui propose de l’embaucher. Mais ils n’ont toutefois pas les mêmes idées ! Il y démontrera une passion pour le football (futur supporter du PSG !) et nouera des liens avec ce milieu au sein duquel il œuvrera par la suite, comme on le verra.
Et c’est enfin la consécration avec l’ENA. Il la prépare et l’intègre (du premier coup) promotion « Robespierre » (janvier 1968-mai 1970), un jacobin comme lui, dont il sort septième sur cent six. Ce qui lui permet de choisir la Cour des comptes en juin 1970, en tant qu’auditeur de seconde classe. En décembre 1971, il devient auditeur de première classe. Notons que dès cette époque le futur maire d’Epinal démontre des qualités orales hors du commun. Il détient d’ailleurs la meilleure note jamais atteinte au grand oral de l’ENA : 16/20 !
Comme beaucoup de pupilles de la Nation ou d’orphelin, P. Séguin aura aussi à cœur de fonder une famille. Marié à deux reprises il a quatre enfants dont une fille ainée qui est actuellement préfète de l’Isère. Mais contrairement à tant de politiques qui peoplise leur vie privée, il reste d’une discrétion absolue. Encore un point commun avec le général. De toute façon le maire d’Epinal entretient des rapports très maitrisés avec la presse. Et chaque journaliste politique a mesuré, un jour ou l’autre, qu’avec lui on n’avait pas vraiment le droit à l’erreur !
Dans ses mémoires (Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs, 2003), P. Séguin revient avec émotion et lucidité sur son parcours. Celui d’un jeune pied noir pupille de la Nation jusqu’aux ors de la République. Celui d’un républicain. Celui d’un inclassable. Le seul camp qu’il ait choisi était le gaullisme !
Un parcours politique hors-norme
Le fil conducteur de ce parcours se résume en un mot : gaullisme. C’est au milieu des années 60 que, séduit par le général de Gaulle, il adhère à l’UNR puis à l’UDR. Natif de Tunisie, P. Séguin sait bien plus que d’autres les difficultés du Maghreb. Et dans son engagement gaulliste, il y a aussi l’idée forte que l’indépendance de l’Algérie n’est que la consécration « du droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes » comme il dira un jour. Profondément gaulliste, il n’admet pas le nihilisme de la contestation de Mai 68.
En ce début des années 70, il débute une carrière de haut fonctionnaire ministériel. Ainsi en avril 1973, il est chargé de mission au secrétariat général de la présidence de la République sous Georges Pompidou. Comme l’a révélé Charles Debbasch, c’est en 1974 qu’un décret signé George Pompidou (un des derniers de son mandat) crée l’Université Aix-Marseille 3. La grande histoire retiendra que c’est un jeune conseiller du président de la République qui l’a convaincu. Il s’appelle Philippe Seguin.
Puis, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le futur maire d’Epinal devient, en octobre 1974, adjoint au directeur de l’éducation physique et des sports auprès du secrétaire d’État auprès du ministre de la Qualité de vie. Ce n’est peut-être pas le poste rêvé comme il le dira dans ses Mémoires mais au moins lui, contrairement à tant d’autres, il l’a eu sur ses qualités et par sur l’entregent ! Mais déjà à l’époque, P. Séguin a un tempérament plutôt affirmé et on ne lui fait pas accepter ce qu’il ne souhaite pas !
Notons que par ailleurs, il donne des cours à l’IEP d’Aix-Marseille puis à celui de Paris. Il n’est pas exagéré de dire que le futur président de l’Assemblée nationale n’était pas véritablement giscardien et peut être pas (encore) chiraquien. C’est aussi pour cette raison qu’en 1975 il réintègre la Cour des comptes son corps d’origine. Mais en avril 1978, il accepte d’être chargé de mission au secrétariat d’État aux Relations avec le Parlement puis au cabinet du Premier ministre Raymond Barre. Mais la grande majorité des témoins que l’on a pu rencontrer nous ont confié que P. Séguin, fervent gaulliste, ne se retrouvait pas dans cette gouvernance « libérale avancée » de VGE et de R. Barre. Et puis il a déjà une personnalité affirmée, indépendante avant tout, et déjà des idées « séguinistes » commencent à fleurir çà et là. Il est temps pour lui de les tester ! Il avait à la fois une haute idée de la parole publique qui devait se traduire par l’engagement sur le terrain.
C’est en 1978 qu’il se lance à l’assaut de la députation dans les Vosges. Lui le méditerranéen n’a aucune attache avec ce coin rude de France. Il a simplement été parachuté sur une circonscription « perdue », dans les Vosges, dont Poncelet est l’homme fort. Et il a gagné. C’est lui qui va désormais « cheffer » là-bas.
Il est élu haut la main et conserve son mandat jusqu’en 1986. On peut dire que la « machine Séguin » est lancée. Ainsi il est élu vice-président du conseil régional de Lorraine de 1979 à 1983, puis, au premier tour, est élu maire d’Épinal en mars 1983 (il sera réélu en 1989 et 1995). Puis, parallèlement à cela, P. Séguin devient un des hommes forts du RPR. En 1981 il sera, avec J. Chirac, un des rares gaullistes à voter l’abolition de la peine de mort. Il prononce d’ailleurs un discours qui fait date. Et puis survient la première cohabitation. P. Séguin est un incontournable en matière sociale. Il est nommé ministre des Affaires sociales et de l’Emploi. Se présentant alors comme un « libéral de progrès », il va défendre des projets de loi marquées par plus de dérégulation, mais aussi par une certaine influence de son « gaullisme social ». La loi du 19 juin 1987 d’aménagement du temps de travail, dite « loi Séguin », est votée. C’est lui qui va impulser les ordonnances du 15 octobre 1986 allant dans le sens du vieux projet gaulliste de la participation des salariés aux résultats des entreprises. Toujours de la même veine la loi du 10 juillet 1987 pour la lutte contre le chômage de longue durée et de celle, entrée en vigueur le même jour, en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés qui introduit pour la première fois dans le code du travail la notion d’« Obligation d’emploi » pour ces derniers, avec une politique de discrimination positive instaurant un quota de 6 % d’employés handicapés dans les entreprises de plus de 20 salariés. P. Séguin était très attaché à cette cause.
A l’issue de cette cohabitation, le gaullisme social s’incarne presque exclusivement chez Séguin.
Durant la campagne présidentielle de 1988, il ne joue pas un rôle aussi fondamental que par la suite auprès de J. Chirac. « Il ne sentait pas le coup » nous dira un de ses ex conseillers. Suite à la victoire de Mitterrand, il retrouve aisément son mandat de député des Vosges qu’il conserve jusqu’en 2002.
Dans les années 90 P. Séguin a d’abord rendez-vous avec l’Europe. C’est la fameuse campagne contre le traité de Maastricht. Pour la bonne cause, il fait alliance avec Pasqua qu’il n’a toutefois jamais trop porté dans son cœur. A chaque meeting (et nous avons assisté à ceux en Auvergne), le duo fait mouche. Comme on le disait à l’époque, « Pasqua chauffe la salle et Séguin s’occupe du reste ».
Les sondages affolent les partisans du « oui ». Si bien que, sur suggestion de Séguin, Mitterrand accepte un référendum et un débat. Comme nous l’a dit un jour M. Charasse, « Mitterrand ne voulait débattre qu’avec Séguin ». En raison de la maladie avancée du président (plusieurs malaises sur le plateau), lors de ce débat tant attendu, le maire d’Epinal ne put (voulut ?) donner sa pleine mesure. Le « oui » l’emporta donc d’extrême justesse. Il est indéniable que, contrairement à ce que certains esprits chagrins ont laissé entendre à l’époque, la notoriété de Philippe Séguin sort très renforcée de cette campagne. Il se forge alors une stature d’homme d’Etat.
1993 sonne l’heure de la seconde cohabitation. P. Séguin n’est pas vraiment adepte de l’ultra libéral Balladur. Il n’a aucun marocain à attendre. Ou plus exactement, car c’est en ce sens qu’il faut le situer, il n’en veut pas. Il aura mieux. En effet P. Séguin est élu président de l’Assemblée nationale par 389 voix contre 59 à André Labarrère (un des plus gros scores de la Ve). Il est de notoriété publique désormais qu’il figure parmi les plus grands présidents qui ont œuvré depuis 1958. Avec le parlementaire d’exception qu’il fut, comment pouvait-il en être autrement ? Il a su apporter à l’institution un souffle réformateur puissant en mettant notamment en place la session unique, en créant les séances d’initiative parlementaire réparties entre tous les groupes et en inscrivant dans la Constitution le principe des questions d’actualité avec en pratique deux séances au lieu d’une.
Et puis c’est l’échéance de 1995. En ce milieu d’année 1994, alors que Chirac est démonétisé dans les sondages au profit de Balladur, Séguin est la seconde personnalité de droite préférée des Français. Dès lors, quelques proches lui conseillent de se positionner. Il le fait en lançant un Comité pour une République Citoyenne qui sera dupliqué en comités départementaux. Nous avons eu l’honneur d’en constituer un, avec quelques amis gaullistes, sur le Puy-de-Dôme et d’en susciter dans les départements limitrophes. Ce ne fut pas chose aisée car chiraquiens et balladuriens nous mettaient des bâtons dans les roues. A tel point qu’un jour nous avons eu le privilège d’aller à Paris à une réunion de divers comités à l’Hôtel de Lassay. Reçus notamment par E. Pinte et R. Karoutchi (des hussards séguinistes !) pour expliquer nos problèmes puydômois. Quelle ne fut pas notre surprise de voir arriver dans ce bureau P. Séguin en personne. Il ne venait pas pour nous mais, alerté sur notre cas, prit le temps de nous dire qu’il n’était pas étonné (il connaissait les personnalités locales tel B. Hortefeux !), nous conseilla de foncer en nous assurant que son équipe était derrière nous. Il constatât avec ses bras droits que si les comités suscitaient une forte adhésion populaire, ils étaient souvent confrontés à des soucis de fonctionnement car mal vus par les concurrents. Cela dura 15 minutes mais c’était une rencontre historique pour des compagnons gaullistes. La voix, la synthèse de la pensée, la sympathie, le charisme de cet homme nous confirmèrent que nous ne nous trompions pas ! En cette fin d’année 1994, P. Séguin est bien plus populaire que J. Chirac. Se pose alors LA question dans le milieu séguiniste : y aller ou pas à cette présidentielle ? Bien sûr l’immense majorité d’entre nous répond positivement et milite pour ça. Lorsque P. Séguin fait des déplacements (il ne pourra venir en Auvergne…), il fait un « tabac ». Sa thématique gaulliste sociale plait beaucoup. C’est l’heure du député des Vosges.
Le début d’un déclin
Et puis patatras, il renonce. La raison principale ? Rester loyal à Chirac. Une question nous taraude encore. En avait-il vraiment envie au fond ? Au fur et à mesure qu’arrivait l’échéance, le doute était permis. On le sentait dans les comités. Ce sera la seule critique que nous porterons sur ce personnage hors norme. En gaulliste patenté il aurait dû y aller. Quel qu’en soit le prix. Il avait rendez-vous avec l’histoire. De ces rendez-vous qui ne se refusent pas. « L’histoire c’est la rencontre d’une volonté et d’un évènement » (de Gaulle).
Il ne sera jamais récompensé de son renoncement bien au contraire. Il se met au service de Chirac et lui inspire l’essentiel de son programme social. P. Séguin porte une part de responsabilité substantielle dans la victoire du député de Corrèze. C’est à cette date-là que sonne, pour nous, le déclin politique de P. Séguin.
Chirac élu, les principaux observateurs s’attendaient à Séguin à Matignon. Point du tout. On eut droit au libéral Juppé. Comprenne qui pourra. Le maire d’Epinal resta au perchoir. En 1997 il fait partie des autorités qui déconseillent au président de dissoudre (« tu fais une connerie » lui dira-t-il). A l’issue de cette dissolution, P. Séguin perd le perchoir au profit de L. Fabius. Il prend la présidence du RPR avec l’intention de le renouveler (pour l’échéance de 2002 ?). Peine perdue car Chirac garde la haute main sur les militants de cette machine.
En 2000, très étonnamment P. Séguin part à l’assaut de la ville de Paris détenue par un autre RPR J. Tibéri (proche de Chirac) en proie à des soucis judiciaires. Au prix d’une campagne assez moyenne (nous y avons participé quelques fois), P. Séguin est battu. Il n’a jamais trouvé son rythme et, une fois encore, n’a pas été aidé par Chirac.
En 2002 à la création de l’UMP, il refuse d’y participer et se retire de la vie politique. Il réintègre alors la Cour des comptes dont il est nommé premier président en 2004. Personnage médiatique à bien des égards, sa nomination a permis à l’institution de revenir sur le devant de la scène, même si les rapports de la Cour des comptes n’ont aucun caractère contraignant pour l’État. Malgré tout, la publication des rapports et la médiatisation qui en est faite par Philippe Séguin renforcent la légitimité et l’impact de la Cour des comptes. Son indépendance également, car il a, à plusieurs reprises, critiqué les comptes de l’Élysée et la politique budgétaire de Nicolas Sarkozy. Ce sera là sa dernière grande mission.
C’est donc le 7 janvier 2010 que P. Séguin décède. Sa disparition provoque un vif émoi dans toute la classe politique, qui lui rend un hommage unanime et qui regrette la perte d’un « grand serviteur de l’État ». Un hommage national a lieu le 11 janvier 2010 aux Invalides. Philippe Séguin est inhumé, le 13 janvier 2010, dans le caveau familial de Bagnols-en-Forêt, dans le Var.
Notons que Philippe Séguin s’était vu proposer la Légion d’honneur, qu’il refusa, déclarant que son père était mort sans la recevoir. Cà c’était tout lui.
« On est souverain ou on ne l’est pas, mais on ne l’est jamais à moitié. La souveraineté est, par essence, un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission […] Un peuple souverain n’a de comptes à rendre à personne et n’a, vis-à-vis des autres, que les devoirs et les obligations qu’il choisit librement de s’imposer à lui-même. » (Philippe Séguin, Discours à l’Assemblée nationale, 5 mai 1992).
Raphael Piastra
Maitre de Conférences en droit public des Universités

 

Aller au contenu principal