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Il a permis de mieux préparer le 6 juin 1944 : le débarquement oublié de Dieppe le 19 août 1944

C’est un débarquement dont on ne parle guère. Il est vrai que son ampleur n’a rien à voir avec celui du 6 juin 1944. Il y a bientôt quatre-vingts ans, le 19 août 1942, 6 000 soldats alliés, essentiellement canadiens, débarquent à Dieppe (Seine-Maritime). Il s’agit de détruire des défenses allemandes. L’opération Jubilée est un échec mais les leçons qui en seront tirées seront précieuses pour organiser deux ans plus tard le 6 juin sur les plages normandes.

C’est un vieux soldat dont l’uniforme est constellé de décorations. Il a reçu la Légion d’honneur, bien sûr. Il a aussi été fait citoyen d’honneur de Dieppe. C’est dans la ville portuaire de Seine-Maritime que le Canadien Jacques Nadeau débarqua le 19 août 1942, un peu moins de deux ans avant le 6 juin 1944 dont on va célébrer dans deux jours le 78e anniversaire.

Lorsque Jacques Nadeau décède au début de l’année 2017, il a 95 ans. C’est l’un des derniers témoins de ce débarquement de Dieppe, en réalité plus un raid, l’opération Jubilée, organisé par les Alliés. Il est encore bien trop tôt pour envisager un gigantesque débarquement et reprendre pied sur le continent européen. Ce sera dans un peu moins de deux ans.

En attendant, ce raid de Dieppe déploie des moyens impressionnants avec 6 000 soldats, dont 5 000 Canadiens, 250 navires et plus de huit cents avions. Il s’agit pour les Alliés de détruire les solides défenses allemandes construites tout au long de la mer, d’infliger le plus de pertes à l’ennemi et de s’en retourner par bateau. C’est une sorte de petit débarquement avant l’heure, limité dans le temps, qui doit permettre d’évaluer tout le dispositif allemand construit sur les côtes face à la Grande-Bretagne.

LA PRÉPARATION

Les responsables : Mackenzie King, Premier Ministre canadien ; Winston Churchill, Premier Ministre britannique ; Sir Dudley Pound, Premier Lord naval ; le général Paget, commandant en chef des forces métropolitaines ; le lieutenant-général Gérard Montgomery, commandant du sud-est de la Grande-Bretagne ; Lord Louis Mountbatten, directeur des Opérations Combinées ; le capitaine de vaisseau John Hugues-Hallett, chef d’état-major des Opérations Combinées ; le lieutenant-colonel puis général Churchill Mann, chef du bureau des opérations ; l’air marshall Sir Arthur Harris, chef de l’aviation de bombardement ; l’air vice-marshall Trafford Leigh-Mallory, chef de la 2ème brigade aérienne ; le général Mac Naughton, commandant des Forces canadiennes en Grande-Bretagne ; le lieutenant-général Harry Crepar, commandant le Premier corps d’armée canadien.

Des prisonniers canadiens

LA FORCE D’ATTAQUE

Les Américains ne s’estiment pas encore prêts mais il faut quand même envisager leur envoi au front. Les Anglais, supportent jusqu’alors toutes les opérations, il ne faut pas les écarter, d’autant que la Royal Navy et la Royal Air Force sont indispensables au bon développement de l’opération. Les autres forces du Commonwealth, elles, se tiennent prêtes, d’autant que les Canadiens sont volontaires pour toutes les actions à venir. Les autres, Français, Polonais, Tchèques, oui mais au sein d’autres unités, leurs effectifs étant trop faibles. Il va falloir choisir. Les Canadiens ont l’avantage de constituer des unités cohérentes regroupées en divisions organisées. Et dans toutes les unités canadiennes, les soldats sont des militaires de carrière, des réservistes et des volontaires engagés pour toute la durée du conflit, donc des professionnels (Le Canada ne mobilisera des conscrits qu’à la toute fin de la guerre).

Les débris sur la plage

Ils sont par ailleurs « frustrés » de n’avoir pas combattu en 1940, « frustrés » que les autres troupes du Commonwealth combattent aux quatre coins du monde. La plupart des premiers Canadiens qui sont arrivés le 10 novembre 1939 n’ont pas encore livré bataille. Parmi ceux restés au Canada, 1975 partis de Vancouver avaient été envoyés en mission à Hong Kong et l’invasion japonaise avait entraîné la mort de 557 d’entre eux. Le barrage des communautés entre Canadiens francophones et anglophones est aboli. Les dirigeants canadiens insistent pour être sélectionnés. Après tout, ils sont les fils de ceux qui ont combattu en 1917 à Vimy. Ce sera donc la deuxième division canadienne. Y sont adjoints des Américains, des Anglais, ainsi que des fuyards de l’Europe occupée.

LES EXÉCUTANTS

Le général John Hamilton Roberts, commandant la 2ème division canadienne, dirigera les forces terrestres, le vice-marshall Leigh-Mallory les forces aériennes, le contre-amiral H.T. Baillie-Grohman les forces navales (il sera remplacé par Hugues-Hallett), les généraux Sherwood Lett (réserviste, avocat à Vancouver) et William Wallace Southam (réserviste, éditeur à Toronto) commanderont, eux, les 4ème et 6ème brigades canadiennes. Nous retrouverons aussi dans l’opération les commandants de bataillon et de commandos qui y jouèrent un rôle.

La plage avant le débarquement

Les forces prévues : La deuxième division canadienne composée de deux brigades : les 4ème et 6ème avec : Les South Saskatchewan, la Royal Hamilton Light Infantry, les fusiliers Mont Royal, l’Essex Scottish Régiment, le Royal Regiment of Canada, les Queen’s Own Camerons du Canada, les Chars de Calgary. Le premier bataillon de rangers américains. Les Commandos britanniques n° 3 et 4. Le commando A des Royal Marines. Des isolés chargés de missions spéciales. La Royal Navy, la Royal Air Force et les Forces Navales Françaises Libres.

Les morts canadiens

Les objectifs sont clairement définis :

  • détruire les défenses ennemies au voisinage de Dieppe
  • démolir les installations de l’aérodrome de Dieppe-Saint Aubin
  • détruire les stations de radio, les centrales d’énergie, les installations du port et de la gare ainsi que les dépôts de pétrole
  • emmener les chalands de débarquement afin de les réutiliser
  • s’emparer des documents secrets trouvés à Arques la Bataille (le PC allemand est en fait à Envermeu)
  • faire le maximum de prisonniers

Le bombardement de Dieppe

Désormais, il faut faire subir à tout ce monde un entraînement intensif aussi proche que possible de la réalité. Toutes les troupes prévues pour le débarquement sont regroupées sur l’île de Wright. La dernière opération de cette envergure remonte à 1917 aux Dardanelles et le succès en reste encore à démontrer.

Premier accroc dans le plan, l’air marshall Sir Arthur Harris refuse de risquer ses bombardiers sur Dieppe « dans des démonstrations inutiles ». Les troupes au sol se trouvent alors privées de bombardement préventif.

Le premier exercice « Yukon » a lieu dans la nuit du 11 juin. A cinq heures, les troupes débarquent sur les plages de West Bay. C’est une confusion invraisemblable. Des transports abordent à des kilomètres des lieux prévus, d’autres s’égarent et débarquent les chars avec un retard considérable. Si cet exercice avait été exécuté en temps réel avec des ennemis préparés, ç’aurait été un carnage. Le raid initialement prévu le 21 juin est reporté à juillet. L’exercice Yukon II, le 23 juin, est effectué au même endroit avec plus de réalisme, balles réelles, fumigènes. C’est un succès relatif. Des navires se sont encore trompés de lieu de débarquement, l’écran de fumée est insuffisant, l’horaire n’est pas respecté. Il est évident, dès lors, que trop d’autorités différentes influent négativement sur l’opération, il manque un chef véritable. Le raid est cependant maintenu.

Le 3 juillet, 200 bateaux prennent la mer pour un exercice baptisé Klondike I, avec à leurs bords les troupes de débarquement. Dans l’après-midi, les colonels parlent à leurs hommes : ce n’est pas un exercice, l’objectif est Dieppe. À l’aube, à l’étonnement général, les falaises de Dieppe n’apparaissent pas, ce sont toujours les côtes de l’île de Wright. Les parachutistes et les planeurs ne sont pas partis. Les prévisions météorologiques sont défavorables. Il n’y a plus d’opération d’envergure prévue.

Des prisonniers canadiens

Le 12 juillet, un nouveau projet voit le jour sous le nom de Jubilee. C’est Rutter ressuscité mais sans emploi de parachutistes et de planeurs, ils seront remplacés par des commandos. Il n’y a toujours pas de bombardement préventif. Hugues-HalLett prend la tête des forces navales et devient l’exécutant d’un plan auquel il a collaboré.

Le jour J est fixé au 19 août 1942. Heure H : 4 heures 50 pour les commandos et les plages principales.

Un char détruit par les Allemands

LE RAID

L’opération Jubilee démarre à 10 heures le 18 août 1942 avec l’embarquement des hommes sur les transports. Pour eux, ce n’est qu’un exercice de plus. Ce n’est qu’à bord qu’ils seront informés par leurs officiers de la réalité du raid. 10 000 hommes participent à l’opération. À 16 heures, tout le monde est embarqué. Le dernier feu vert est donné par le service météo. Le prochain arrêt, c’est Dieppe.

À l’instant où la flotte alliée prend le chemin de Dieppe, un groupe de navires allemands sort de Boulogne. Cinq navires escortés par trois chasseurs de sous-marins prennent le chemin de Dieppe sous le commandement de l’Oberleutnant (enseigne de vaisseau) Bögel. Le combat est inévitable. En pleine nuit, les deux flottes se rencontrent.

Les ennuis commencent avec le groupe 5 composé de la canonnière SGB 5 (capitaine de frégate D.B. Wyburd) et les 23 LCP qui transportent le commando n° 3. Le groupe de soutien, prenant du retard sur l’horaire prévu, accélère. Les LCP ne peuvent tous suivre, 8 restent en arrière. Les destroyers Slazak et Brocklesby qui devaient protéger le flanc gauche du groupe 5 sont, eux, en avance, et c’est la canonnière et les LCP qui encaissent les premiers coups de canon de la flottille allemande. Les LCP se dispersent, le SGB 5 a tous ses canons détruits, ses hommes tués ou blessés, sa chaudière crevée. Le groupe 5 est désorganisé, il manque désormais 15 LCP. Un LCP est isolé, il poursuit sa route seul et les 5 autres, de leur côté, continuent vers l’objectif.

L’effet de surprise est perdu, la 302ème division d’infanterie allemande est en état d’alerte maximum. Mais ce qui est plus grave encore, c’est que l’État-Major de la force de débarquement l’ignore. Le reste de la flotte se présente face aux falaises de Dieppe. Dès lors 5 batailles vont se dérouler, indépendamment l’une de l’autre. Chacun va tenter d’y sauver sa peau.

Pendant ce temps, Winston Churchill et Montgomery, qui avaient tant désiré ce raid, prennent le soleil en Afrique du Nord près d’El Alamein (ils mourront dans leur lit). Rendons justice à Montgomery qui, lors d’une conférence préparatoire du raid, avait émis tant de réserves qu’on lui donna le commandement de la VIIIe armée en Égypte. Lord Mountbatten suit les opérations de loin, lui qui ne s’était jamais dérangé pour visiter à l’entraînement les hommes qui allaient tenter de débarquer, il aura cependant rencontré les troupes avant leur départ pour Dieppe (Il mourra, bien des années plus tard, dans un attentat de l’IRA).

LE BILAN

À la tombée de la nuit la flotte rejoint l’Angleterre, le bilan humain est désastreux. À terre, sur les 6 000 hommes engagés, les pertes sont de 3 627 hommes (morts, blessés ou prisonniers), la marine a perdu 550 hommes, l’aviation 153 hommes dont 113 tués, les rangers 13 hommes. Le total des tués, toutes armes confondues, serait de 1 255.

Les pertes humaines pour les Canadiens sont terribles : 3 367 hommes sont morts, blessés ou prisonniers (dont un millier de morts). Les Canadiens n’ont jamais subi et ne subiront jamais autant de pertes dans une division en une seule journée de toute la guerre en Europe. Ils ne sont cependant qu’une partie des 45 000 Canadiens tués au combat au cours du conflit. Les commandos ont perdu 247 hommes. Les Canadiens ont laissé entre les mains de l’ennemi 1 306 prisonniers.

Pendant les 11 mois de toute la seconde campagne de France et de la campagne d’Allemagne de 1944 et 1945, ce total de prisonniers ne sera jamais atteint.

Les habitants de Dieppe pleurent 40 morts et 40 blessés graves dans une ville en flammes. Les pompiers dieppois, pris sous le feu des belligérants, ne pouvant agir partout. Dès leur arrivée en Angleterre toutes les ambulances de la région attendent les blessés, au nombre de 600 à 700, qui sont immédiatement dirigés vers les hôpitaux. Les chirurgiens vont opérer pendant 48 heures sans discontinuer.

2 000 hommes au total sont faits prisonniers. Parmi eux : le général Southam, les lieutenants-colonels Merritt, Labatt, Jasperson et Catto. Après un interrogatoire et une vaine tentative de diviser les Canadiens anglophones des Canadiens francophones, tous prennent le chemin des camps de prisonniers, l’oflag VII B à Eichstatt et le stalag VIII B de Lansdorf. Une malencontreuse directive récupérée à Dieppe va entraîner des représailles sur ces prisonniers. Cette directive prescrit en effet de lier les mains des prisonniers canadiens qui seraient faits à Dieppe.

Les Allemands vont y prendre prétexte pour attacher les mains des 300 officiers canadiens et britanniques capturés. Cette mesure va persister plusieurs mois, mais devant le nombre d’Allemands capturés ensuite par les Alliés, cette mesure sera rapportée. Les blessés prisonniers sont emmenés à l’hôtel Dieu de Dieppe et à l’hôtel Dieu de Rouen où les religieuses, faisant preuve d’un dévouement exemplaire, vont s’occuper d’eux. Ils seront ensuite envoyés en Allemagne à leur tour.

La majorité d’entre eux sera libérée en avril 1945 par l’armée américaine après avoir échappé de peu à un bombardement massif de leur camp. Des C-47 Dakota les ramèneront en Angleterre, puis au Canada.

Les Allemands vont faire regrouper les morts (par des civils dieppois) au cimetière municipal de Dieppe. Plus tard, ils seront envoyés au Canadian War Cemetary des Vertus (commune d’Hautt sur Mer), où ils reposent toujours. Ils sont 787 à reposer à Dieppe (au côté de 172 tués dans les combats de 1940 et 1944). 2 Français, 1 Australien, 3 Polonais, 4 Néo-Zélandais sont enterrés avec eux.

D’autres se trouvent au cimetière de Brookwood en Angleterre, d’autres encore reposent dans les cimetières de villages du littoral de la Manche (des corps ayant été rejetés par la mer jusqu’en Hollande). Quelques uns ont été repris par leur famille. Beaucoup n’ont jamais été retrouvés. Les pertes en matériel sont très élevées. Tous les chars sont détruits. 98 avions ont été abattus mais 30 pilotes ont été recueillis. Le destroyer Berkeley a été coulé, 30 péniches de débarquement ont connu le même sort, un matériel important a été abandonné sur les plages (antichar, armes légères, landing-crafts, …).

Les Allemands auraient perdu environ 600 tués et blessés, les chiffres réels n’ont jamais été publiés. Les Alliés ont abattu 48 avions allemands. Une batterie lourde, un dépôt de munitions, une batterie de DCA ont été détruits. 37 soldats allemands ont été ramenés en Angleterre. 100 avions ont été détruits à Abbeville par le raid de bombardiers.

Pour récompenser l’attitude prétendument amicale des Dieppois envers les troupes allemandes, 1 800 prisonniers de guerre de Dieppe et de la région sont libérés de leurs stalags. Ceux de Varengeville et Berneval où le raid a eu des résultats positifs en sont exclus. Si les listes établies prévoient 1 800 libérations, il semble qu’en réalité ils ne seront que 1581 à arriver à Dieppe. C’est pourtant la seule conséquence heureuse de ce raid.

Du débarquement de Dieppe, Eisenhower dira : « Sans Dieppe, nous n’aurions pas eu la plupart du matériel spécial et les connaissances nécessaires au bon déroulement de l’invasion ».

Auteur : Jean Delamare : Ifrance.com/objectifDieppe/

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