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Ces témoignages lancinants qui montrent la barbarie de ce que fut cet épisode de la seconde guerre mondiale, guerre vécue pour la plupart d’entre nous et gravée à jamais dans le subconscient de notre mémoire traumatique !
Néo a rencontré Lucie qui lui a livré ce récit, inspiré des écrits d’Yvette sa sœur disparue et dont la lecture ne peut que nous inviter à témoigner nous aussi, encore et toujours !!

Christiane Dormois

                                       Lucie Messasouda Cohen, née Lachkar,

 Déportée au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau par le convoi n°74, matricule A5544, rescapée de la Shoah


La famille Lachkar après la déportation

 « Je suis née le 7 juillet 1923 à Nemours, en Algérie française.

[Extrait modifié du témoignage de sa sœur Yvette]

Fille de Nessin Lachkar et de Rachel Zermati, j’ai grandi auprès de mon frère aîné Edmond, mes cinq sœurs Reine, Juliette, Lucie, Yvette et Denise, de mon petit-frère Léo. Mon père avait traversé la sanglante « Grande Guerre » au sein des tranchées boueuses. Il en est revenu avec une jambe raide et une canne, reconnu « grand mutilé » du premier conflit mondial.

Ayant droit à une place de faveur, de la part du gouvernement français, il peut devenir cantinier militaire, une place très plébiscitée par les anciens combattants. C’est ainsi que je quitte le Maroc à l’âge de quinze ans, nous nous installons à Sens puis à Besançon, où je mène l’essentiel de mon enfance. Mes parents sont religieux mais sans plus. Pour mon père, la France l’honneur et la Patrie comptent plus que toute autre considération personnelle. En ce qui me concerne je me sens Juive, évidemment, mais Française avant tout. Française d’abord, Juive ensuite.

 Je n’ai que seize ans lorsque la guerre est déclarée contre l’Allemagne nazie, en septembre 1939. Depuis Besançon nous apprenons l’avancée allemande fulgurante. Nous devons quitter la caserne puisque les soldats quittent les lieux. C’est la « débâcle » française, qui conduit irrémédiablement à l’exode… Notre voiture étant bien trop petite pour une famille aussi nombreuse, mon père nous confie aux militaires français, il suivra l’armée. Au lieu d’aller en Suisse, nous rejoignons oncle et tante à Marseille, le temps que mon père loue un bar-restaurant dans le quartier Saint-Barnabé au 4 rue Scaramelli à Marseille. L’occupant allemand arrive à Marseille à la fin de l’année 1942, arrivent les mesures antisémites du gouvernement assujetti aux ordres de l’occupant.

« Je suis grand mutilé de la guerre de 14, pourquoi l’on me prendrait ? ». Mon père se montre très confiant, beaucoup trop confiant, face aux injonctions de nombreux Israélites en partance pour l’Afrique du Nord, certains fuyant les pays annexés par l’Allemagne nazie. Sa préoccupation première est par ailleurs de permettre à ses deux fils, en âge de partir pour le travail obligatoire, de rejoindre un lieu sûr. Léo et Edmond se cachent dans une maison à la Blancarde, dans l’attente d’un départ pour le maquis.

Ils seront arrêtés sur dénonciation en novembre 1943, la veille de leur départ. Étant « Juifs », ils seront déportés à Auschwitz, leurs copains partiront par mesure de répression à Buchenwald. Ma belle-sœur, en apprenant l’arrestation de son mari se précipite à la Gestapo souhaitant absolument suivre son mari, elle le rejoindra volontaire dans les camps de la mort. Heureusement sa mère venait de lui arracher des bras sa petite-fille, Liliane, âgée de deux ans qui jamais ne la connaîtra.

 Mon père en cette même période est arrêté, puis relâché au bout d’une journée, les gendarmes ayant certainement été pris de pitié pour ce vieil homme, grand mutilé. Il sympathise avec un gendarme qui le rassure : « Monsieur Lachkar, si la situation tourne mal, je vous le dirai ! » Par précaution mon père loue une maison à Martigues, pour que la famille puisse s’éloigner des affres de l’occupation. Le 18 avril 1944, notre gendarme se précipite chez nous, pour nous annoncer que l’arrestation aurait lieu le lendemain. Il est déjà trop tard, puisque vers sept heures le lendemain, les gendarmes tambourinent à la porte. Heureusement que le mari de Reine, mon beau-frère, montrera ses papiers « non-juifs », ce qui lui permettra d’aller chercher Reine à l’arrêt de bus. Il emmènera le reste de la famille, ma petite-sœur comprise, pour la cacher chez sa mère, qui refusera. Un ami très intime de mon père, également grand mutilé, acceptera de les garder quelques jours durant, avant le départ pour la maison de Martigues.

Nous sommes menés en camion jusqu’au siège de la Gestapo, rue Paradis. Nous restons trois jours à la rue Paradis, trois longues journées où l’on entend les hurlements affreux des Résistants torturés. Nous sommes transférés à la prison des Baumettes, où nous restons huit jours.

Mon père est emprisonné à part. Nous ne pouvons sortir qu’un temps limité mais ces huit jours ne nous sont pas pénibles, nous ne sommes pas battus. Un soir nous faisons le transit en camion jusqu’à la gare Marseille-Saint-Charles où nous sommes acheminés dans un wagon de troisième classe. A force de supplier les soldats, nous sommes autorisées à aller voir notre père. Notre pauvre père dans le compartiment voisin, est enchaîné, le soldat accepte de lui enlever les chaînes à notre demande appuyée.

Nous faisons le voyage jusqu’à Drancy où la vie nous est encore un minimum agréable. Nous sommes relativement « libres », nous mangeons mal, mais nous ne sommes pas battus. Un séjour « agréable », on nous annonce juste que nous partirons prochainement « pour travailler » : Juliette l’aînée, âgée de vingt-sept ans, Alice dix-huit ans et Yvette, quinze ans à peine qui par sa taille ne fait pas son âge…

Trois jours et trois nuits entassés, les uns sur les autres. Mon père ne peut à cause de sa jambe raide, ni s’asseoir, ni s’allonger. Privés de dignité nombreux sont ceux qui s’urinent dessus, trois jours d’épouvante pour l’enfant que je suis. Le calvaire commence. …………

Nous sentons au bout de trois jours le train s’arrêter, je profite de ma petite taille pour regarder depuis la lucarne. Un SS m’ayant aperçue me tire dessus. « Schnell, schnell ! » vocifèrent les SS, tout en distribuant des coups de schlague. Apeurés, nous descendons précipitamment : mon père se penche sur le fossé pour ramasser quelques feuillets, des prières israélites, abandonnées par les martyrs. Tenant les pages de la Torah, mon père sent la fin arriver.

« Laissez les enfants aux vieillards ! » nous supplient les hommes affectés aux wagons, certaines mères les ont laissés aux vieillards, et ont ainsi été sauvés… …… Je me retrouve à la fin de la longue file qui se forme peu à peu. Comme mes trois sœurs, je suis sélectionnée pour le travail. Nous sommes sommées de rentrer dans une grande salle, où je retrouve mes sœurs. Des déportées polonaises, depuis longtemps dans le camp, se trouvent face à nous, nous sommes toutes tatouées, je reçois sur mon bras le matricule « A-5544 ». Nous passons ensuite au rasage : les hommes qui nous rasent, déjà très affaiblis, nous demandent pardon. Toutes nues devant les hommes, on nous lance des habits en l’air, il faut être dégourdis !

J’attrape un vêtement consistant, mais des chaussures du même pied !

Lucie, en sa chair et en son âme, venait d’être marquée du matricule « A-5544 »

 Dans le froid et la neige, il faut toujours rester debout lors des appels interminables, après le réveil à quatre heures du matin. Ma sœur Alice bouge un peu lors de l’appel, un SS arrive, la fait tomber à genoux, la piétine avec ses bottes. Nous voulons l’en empêcher, ma plus grande-sœur nous murmure : « Restez tranquilles ! », pour qu’il ne nous arrive pas la même chose.

Qu’il pleuve, qu’il vente, ils ne cessent de nous compter, recompter… Ensuite on nous distribue la dizaine de grammes de pain de la journée, une pointe de margarine. Pas même le temps de passer au block des « cabinets », un block avec deux files de trous au centre. Nous comprenons vite ce qu’il est arrivé à notre père, il est directement allé à la mort.

Au camp existe une équipe mieux nourrie, mieux habillée : le « Sonderkommando », des déportés affectés aux chambres à gaz et aux fours crématoires. Tous les dimanches pendant notre demi-journée de « liberté », nous allons aux champs, nous dansons avec les déportées russes, elles qui nous font oublier que nous sommes à Birkenau ! Je les aime beaucoup, les Russes ! A l’inverse des Polonaises qui sont jalouses de notre apparente féminité. En effet, nous n’hésitons pas à nous coiffer, nous restons coquettes ! Nous sympathisons particulièrement avec les déportées hongroises, adorables avec nous, qui se sont arrangées pour que nous recevions un peu plus de nourriture le jour de Kippour ! Nous faisons des kilomètres de marche pour aller au travail, ma sœur aînée et moi partons ramasser des pierres. Nous sommes restées très soudées ma plus grande-sœur, Juliette, se privant pour nous…

Comme ma sœur Yvette, je pars très rapidement au « Revier », « l’infirmerie » du camp, où je ne reste que huit jours, à cause de la gale. Il ne faut pas dépasser les rangs pour ne pas être attaquée par les

chiens. Avant son départ, ma plus jeune sœur Yvette, vient me voir pour me demander de les suivre dans le cadre de l’évacuation progressive de Birkenau. Elle me trouvera dans un état de délabrement, n’arrivant pas à me convaincre ! Yvette me quitte avec cette sensation insoutenable qui est celle d’une adolescente qui jamais plus ne reverra sa sœur aînée... Elle sera transférée au camp de Theresienstadt, d’où elle reviendra la seconde.

  Lors de mon second séjour au Revier, au début du mois de janvier 1945, j’ai subi une sélection organisée par Mengele en personne. Dernière de la queue, Mengele me regarde, puis pointe son index du mauvais côté, mais la chef de block m’a poussée et m’a jeté une robe pour me rhabiller…

Était-ce pour me sauver, jamais je ne le saurais…

                     Je me trouve au troisième étage d’une coya quand les SS arrivent en nombre dans le block. Depuis le fond de mon châlit, j’entends les coups de feu : tous les malades sont éliminés, mais le SS chargé de ma coya ne m’a pas aperçue, je suis en effet tellement maigre ! Nous aurons quelques jours d’attente avant que l’Armée Rouge arrive dans le camp presque vidé de l’ensemble des déportés.

Le 27 janvier, le camp est libéré, mais nous mettrons un certain temps à comprendre ce qu’il venait de nous arriver ! Je reste sept mois durant à Auschwitz, les Russes ayant transformé un bâtiment en infirmerie. Sept mois pendant lesquels j’ai été nourrie « à la petite cuillère » comme un bébé, avec la soupe le matin ! Je suis rentrée en train à Marseille qu’en juillet 1945, avec une robe disproportionnée, ceinturée d’une corde !

Juliette et Yvette avaient dit à tout le monde, à leur arrivée à Marseille :

« Il ne faut pas compter sur Lucie, elle ne viendra pas », en effet, elles m’avaient vue avant leur départ, dans ma coya, avec de la diarrhée, ce qui signifie le plus souvent la fin.

Néanmoins avant de partir, les Allemands ont essayé de détruire les traces de leur crime, les fours crématoires, ce qui a limité leur entreprise d’assassinats.

Je n’ai jamais pardonné aux nazis, mais aux Allemands, oui. Nous avons eu de nombreux clients allemands, des hommes et femmes comme les autres, notamment un client venant tous les jours à midi pendant l’occupation. Nous avons passé quelques mois à Créteil en maison de repos, avant que la vie ne reprenne le dessus. Ma première fille Monique est née en 1948, près d’un an après mon mariage avec Vidal. Tout le long de ma vie, je suis par ailleurs restée croyante, par fidélité à la mémoire de mon père. Nous sommes fiers de notre pays, de notre territoire, Israël, où réside une partie de ma descendance, mais, en ce qui me concerne, je resterai Française.

J’essaye de témoigner, inlassablement, pour que plus jamais le monde ne revoit de pareilles horreurs ».

Lucie Messaouda

 

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