C’était mon ami, son histoire que je vais vous conter, vous paraîtra incroyable, et pourtant, ce n’est qu’une partie de la vie de Georges Moreau, personnage hors du commun. Bonjour Jean…, bonjour Roger…, bonjour Serge…, je suis Georges ?– Tu veux bien m’appeler par mon prénom et me permets–tu de t’appeler par le tien ?– C’est ainsi que Georges Moreau flanqué de son «lieutenant » Robert, son pilote de l’époque (pourquoi un pilote ? La réponse dans un paragraphe ci–dessous), venait faire connaissance des nouveaux commandants des brigades de Gendarmerie des arrondissements de Béthune et Lens
Je l’ai reçu à la fin de l’été de l’année 1975, à la brigade de Bully les Mines, car il est le président d’un des plus importants comités locales de la Société Nationale des Anciens et des Amis de la Gendarmerie qu’il a fondé en 1962 avec une douzaine d’adhérents (plus de 1200 quelques années plus tard) dont il a probablement payé lui–même leur première cotisation.
Je ne le connaissais pas, j’en avais entendu parler et je ressens une grande et profonde souffrance dans l’expression de cet homme, qui pourtant la domine. Il semble être d’une autre époque, marqué par un évènement indiscernable. Il ne dit rien de lui et ne pense qu’à travers le comité qu’il préside : aider les orphelins de la Gendarmerie et ne faire que le bien pour les autres qu’ils trouvent plus malheureux.
Mais, en dehors de ce comité, qui est donc Georges Moreau ?
Certainement l’un des personnages les plus connus de sa région mais, combien le connaisse–t–il vraiment et particulièrement son histoire ? Qui est l’une des plus incroyables qui se joua au cours des deux guerres et je vais essayer de vous en narrer quelques passages.
C‘est le 1 er Novembre 1943, il a 29 ans, où, gendarme à la brigade d’Hérin (59), en service commandé, il intervient avec un camarade sur un cambriolage, perpétré par une bande de voleurs qui le blesse par arme à feu dont une balle dans la tête. Désarmé par l’un des bandits après sa blessure, alors qu’il agonise sur la route, il a encore la force de lui dire : « mon père a été tué dans la Marne en 1915 et à présent c’est à mon tour. Vous volez mon arme mais surtout ne l’utilisez pas contre des Français ».
La bande de malfaiteurs partie, aidé par l’autre gendarme blessé aussi, il arrive tant bien que mal à se lever, et ils marchent tous les deux jusqu’au moment où, à bout de force, ils sont secourus par des jeunes gens et transportés à l’hôpital de Valenciennes.
Là, le lendemain ou quelques jours après, il devine « il ne voit pas et ne peux parler mais il entend » que l’on remet la Médaille Militaire à son camarade. Une personne, peut–être de Sous–Préfet, s’étonne et demande, pourquoi le second blessé n’est pas décoré ? Hélas, la réponse : « pour lui, ce sera pour bientôt, à titre posthume ». Puis plus rien, c’est le vide. Toute la douleur lui passe dans la tête mais il doit tenir et ne pas mourir car, que deviendraient sa femme et ses deux jeunes enfants. (Il ne sait pas qu’il est et qu’il restera aveugle).
Pourtant, il est mort ou presque mort, Georges Moreau, comme son grand’père, sa grand’mère, son père… Tout bascule, ce que fut sa vie et celle de sa famille défilent dans sa tête.
Ses seuls plaisirs depuis sa naissance : sa mère, sa femme, ses enfants et son travail, bien sûr mais, ses malheurs : … ses grands–parents, ses oncles, toute sa famille… ont été impliqués, bien qu’innocents, dans une terrible histoire au cours de la première guerre mondiale.
Son grand ’père est mort au bagne, à Saint Laurent du Maroni, sa grand’mère est morte à la prison de Rennes, deux de ses oncles sont resté 11 ans sur cette terre de galère et de punition qu’était la Guyane, les enfants mineurs placés et séparés. Son père, Georges comme lui, qui est au front dans la Marne, apprend la condamnation de sa famille, il éprouve une grande douleur, se porte volontaire pour toutes les missions les plus dangereuses, un soir, il part seul avec son arme vers les tranchées allemandes, à la recherche de son oncle porté disparu et s’y fait tuer.
C’est l’histoire de cette famille de mineurs de Bully–Grenay (c’était le nom de la commune à l’époque) dont les membres passaient de nombreuses fois le soir pour rejoindre leur chambre à
l’étage devant la seule lampe de mineur qu’ils avaient pour s’éclairer. Celle–ci, donnant sur l’imposte de la porte, une commerçante de la localité, croyant des signaux faits à l’ennemi, les dénonça aux autorités françaises et les arrestations et condamnations suivirent
C’est une des plus grandes erreurs connues de l’ancien bagne de la Guyane avec les affaires Alfred Dreyfus et Eugène Dieudonné, rejugés innocents puis réhabilités comme les Moreau en 1935, mais pour eux il manquait Adèle et Louis.
En Mars 1967, Arthur et Louis Moreau sont retourné à Saint Laurent du Maroni où ils n’ont pas retrouvé trace de la tombe de leur père qu’ils avaient eux–mêmes enterré à sa mort. Alors, ils ont déposé une plaque à sa mémoire au pied du calvaire, qui symbolise les tombes des forçats rasées depuis où il ne reste que quelques sépultures dont trois de missionnaires qui avaient exprimé le vœu d’être enterré avec les bagnards avec qui ils avaient passé une partie de leur vie.
Au cours de mon séjour en Guyane, à la fin de l’année 1981, je me rends sur les lieux où je retrouve avec l’aide du gardien, la plaque en marbre noir, en bon état mais illisible car elle est corrodée par le temps et le climat. Je la rénove et je peux lire : « A notre père–Louis Moreau–martyr innocent–2/11/1987–23/4/1923 ». J’y dépose quelques fleurs, nous sommes la veille de Noël.
Revenons Georges Moreau, car il n’est pas mort, il a survécu et il revient dans sa région pour s’installer à Liévin avec ses enfants et sa femme qui l’aide à tout réapprendre.
En 1962, il crée le comité dont je parle au second paragraphe. Pourquoi cette date ? Parce qu’il avait fait le vœu que si son fils Serge, appelé au service militaire en 1959 pour l’Algérie, y revenait sain et sauf, ce fut le cas et il a aidé son père qui reste 22 ans à la tête de son comité qu’il est obligé de quitter au décès de son épouse en 1984 pour aller vivre dans un foyer à Liévin où il reçoit de nombreuses visites de tous ceux qui sont passés dans la région et qui connaissent tout le bien qu’il y a fait.
Bien sûr, il a la Légion d’Honneur, la Médaille Militaire (remise en 1945) et bien d’autres décorations et distinctions dont il ne parle jamais.
Il serait trop long de vous exposer toutes les anecdotes, aventures rocambolesques et humoristique le concernant mais pour terminer je ne peux m’empêcher de vous raconter l’une d’entre elle qui fit éclater de rire l’assistance, dans un endroit qui n’était pas de circonstance, l’église aux obsèques d’un ami. Ce n’est pas son guide habituel qui le conduit dans le cœur pour la bénédiction. Il n’a pas l’habitude et ne remarque pas que Georges n’est pas face au cercueil, le goupillon à la main, tel un gourdin qu’il lève bien haut pour finir son mouvement sur la tête du maître de cérémonie, qui plus tonsuré qu’un abbé n’a rien pour amortir le choc, se retrouve avec une telle bosse au sommet du crâne qu’il doit se faire remplacer et dissimuler sa bouffissure sous sa casquette d’apparat.
C’est l’histoire d’un homme, qui malgré son handicap et les malheurs qui l’ont frappés, méritait d’être connu de tous les Pupilles de la Nation Orphelins de Guerres.
Nous l’avons conduit dignement à sa dernière demeure en Février 1998.
Publication de Serge Clay
Pupille de La Nation
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