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SIMONE VEIL
La politique au service des femmes
 
 
Simone Veil, rescapée de l’enfer d’Auschwitz
10h00 , le 5 juillet 2017
Partie dans un convoi de la mort à l’âge de seize ans et demi, Simone Veil a vu sa famille décimée dans les camps. Elle faisait partie des rares rescapés d’Auschwitz et, de son retour jusqu’à ses dernières années, n’a cessé de témoigner.
L’expression, magnifique, est de Malraux dans son hommage à Jean Moulin. Devant le Panthéon et le cercueil du chef de la Résistance, Malraux évoque « ses lèvres qui n’avaient pas parlé », qui étaient « ce jour-là, le visage de la France ». Le 23 mai 1945, quand elle franchit le seuil de l’hôtel Lutetia, Simone Veil est aussi le visage de la France. Celui de la France déportée, de retour du néant, quelque chose à jamais changé dans le regard, avec au fond des yeux une flamme minuscule continuant de briller depuis la nuit noire. Un visage en forme de défi, resté perpétuellement ­élégant, sobre, lumineux en toutes circonstances. Sans que rien n’ait pu entamer sa perfection. Le visage de cette France tyrannisée mais debout, revenue pour ­réapprendre à vivre et à aimer.
Elle s’appelait Simone Jacob. Elle avait seize ans et demi au printemps 1944. Les nazis ont assassiné son père, André, son frère, Jean, et sa mère, Yvonne. Avec ses deux sœurs, Denise et Madeleine, dite Milou, sans trop savoir si c’était à force « de courage ou d’égoïsme », comme elle l’a dit un jour, elle a survécu à cet autre monde sur terre. Et depuis, ­Simone Veil, matricule 78651 tatoué sur le bras gauche, n’a jamais cessé de témoigner, même si au début, on ne « voulait pas l’entendre ».
En 1976, elle est alors ministre de la Santé pour la première fois, la caméra de la première chaîne l’installe devant une cheminée de maison de campagne pour un long entretien. Elle rayonne malgré les larmes qui rôdent et raconte ce que les historiens ont appelé « la marche de la mort ». « Il ne fallait pas chercher à sauver les autres », admet‑elle. « La résistance des femmes, dans une situation comme celle-là, a été plus grande que celle des hommes. » On devine la sienne avec peu de mots. Elle dit aussi sa tristesse, le jour de la libération du camp, de devoir rester dehors, quand sa sœur Milou est bloquée à l’intérieur, et de ne pas pouvoir partager ces minutes « où l’espoir revient ». Devant ces images de 1976, impossible de ne pas pleurer avec elle quand elle détourne la tête à l’évocation de la mort de Milou, d’un accident de voiture au début des années 1950.
Un tragique concours de circonstances
En 1994, cinquante ans après, ­Simone Veil est ministre des ­Affaires sociales, de la Santé et de la Ville. Avec une délégation de parlementaires européens, accompagnée du président de l’Assemblée nationale, Philippe Séguin, l’air bougon, elle a refait le chemin d’Auschwitz. Ses cheveux sont les mêmes, tirés en arrière sur des boucles d’oreilles, mais son regard s’est un peu assombri. La caméra du JT de France 2 traque ses larmes, avec un commentaire lugubre et un peu ridicule mais de circonstance. À la question « Est-ce que Birkenau vous a quittée un seul jour dans votre vie? », elle regarde la caméra une fraction de seconde, immobile, et répond, juste avant de s’en aller, un « je ne crois pas » sec mais poli, parce que chez les gens bien élevés comme elle, il faut bien répondre quelque chose, même aux questions les plus stupides…
Maman, dans son malheur, se réjouissait que nous soyons ensemble
Elle a aussi raconté longuement « l’enfer » dans ses Mémoires* parus en 2007. Dans ce texte sobre et dense à la fois, sa vie bascule par paliers à partir de ce jour du 30 mars 1944, le lendemain de son bac. La famille Jacob, à Nice, s’est alors éparpillée par précaution, logée ici et là chez des amis, avec des faux papiers assez grossiers. Ce sinistre 30 mars, Simone, avec un camarade, est contrôlée par des Allemands. À l’hôtel Excelsior, où la Gestapo regroupe les juifs, on lui montre une pile de faux papiers portant tous la même signature… « Je me suis dit : « Toute ma famille a les mêmes cartes que moi. Il faut les prévenir. » J’ai donc fourni une fausse adresse aux Allemands avant de supplier le camarade non juif avec lequel j’avais été arrêtée de prévenir ma famille », raconte-t-elle dans Une vie. Un tragique concours de circonstances se noue. Le garçon est évidemment suivi par la Gestapo… qui tombe sur Yvonne Jacob, son fils, Jean, et sa fille Milou. En les voyant arriver à l’Excelsior, Simone Veil a le sentiment « d’une nasse » qui se ferme. « Maman, dans son malheur, se réjouissait que nous soyons ensemble », se souvient-elle, décrivant toujours sa mère comme une force pour les autres.
Regardez six discours marquants de Simone Veil
Les voilà tous les quatre à Drancy descendant « une nouvelle marche dans la misère et l’inhumanité ». Nul ne peut encore imaginer ce qui va suivre. Nul ne peut se douter un instant de la cruauté qui les menace. À Drancy, se souvient‑elle, « personne n’avait entendu parler d’Auschwitz, dont le nom n’était jamais prononcé ». Le système nazi fonctionne d’abord au secret… et aussi au mensonge. Dans le camp d’internement devenu centre de déportation, la rumeur se propage que si les jeunes garçons se portent volontaires pour travailler pour l’organisation Todt, ils resteront en France. Jean a 18 ans et va choisir de rester. « Aujourd’hui, écrit Simone Veil en 2007, je garde intact le souvenir des derniers regards et des ultimes mots échangés avec Jean. Je repense à nos efforts, à toutes les trois, pour le convaincre de ne pas nous suivre et une épouvantable tristesse m’étreint de savoir que nos arguments, loin de le sauver, l’ont peut-être envoyé à la mort. »
Engloutis par la machine de mort
Avec sa mère et sa sœur, Simone Jacob monte à bord du convoi 71, le 13 avril 1944 à 5 heures du matin. Ils sont 1.480 adultes – 646 hommes, 834 femmes – et 295 enfants, dont la moitié de 12 ans. Tous ignorent où ces wagons à bestiaux les conduisent. À la Libération, ils ne seront que 105… Ce n’est que longtemps après que Simone Veil apprendra qu’à Drancy son frère a été rejoint par son père. Elle sait simplement que les deux hommes ont embarqué dans le convoi 73, le 15 mai 1944, en direction des pays baltes. Aucune recherche à ce jour n’a jamais permis de savoir ce qu’ils sont devenus. Engloutis sans trace par la machine de mort…
Aujourd’hui, quand on se rend 
sur le site, malgré le décor des baraques, des miradors et des barbelés, presque tout ce qui faisait Auschwitz a disparu
Le train 71 rejoint Auschwitz le 15 avril au soir. « Le convoi s’est immobilisé en pleine nuit. Avant même l’ouverture des portes, nous avons été assaillis par les cris des SS et les aboiements des chiens. Puis les projecteurs aveuglants, la rampe de débarquement, la scène avait un caractère irréel. On nous arrachait à l’horreur du voyage pour nous précipiter en plein cauchemar », raconte Simone Veil en 2007, comme si cet instant ne l’avait jamais quittée. Qui peut réaliser qu’autant de vies vont se jouer dans les minutes qui suivent ? « Soudain, j’ai entendu à mon oreille une voix inconnue me demander : « Quel âge as-tu? À ma réponse « seize ans et demi » a succédé une consigne : « Surtout dis bien que tu en as 18. » » La voix anonyme vient de la sauver. Avec sa mère et sa sœur, l’adolescente est dirigée vers le bon côté de la rampe. « Maman, qui avait alors 44 ans, conservait une allure jeune. Elle était belle et d’une grande dignité. Milou avait alors 21 ans. » Les trois femmes s’apprêtent à passer leur première nuit dans l’antre du diable. Petit à petit, elles entrevoient l’indicible : « Je me souviens qu’aux questions que certaines posaient, les kapos montraient par la fenêtre la cheminée des crématoires et la fumée qui s’en échappait. Nous ne comprenions pas ; nous ne pouvions pas comprendre. Ce qui était en train de se produire à quelques dizaines de mètres de nous était si inimaginable que notre esprit était incapable de l’admettre. »
 
Une vue générale du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne.
Une vue générale du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne. (Reuters)
Dans le camp, la fumée envahit tout. « Une odeur épouvantable se répandait partout. Et cette première nuit, personne ne ferme l’œil une seule seconde. » Le lendemain, les nouvelles venues, exceptionnellement, ne sont pas rasées, mais elles sont tatouées. « Nous ne sommes plus des personnes humaines, seulement du bétail »… Puis elles passent au « sauna », perdent leurs habits pour des haillons infestés de poux. En quelques heures, les voilà « démunies de tout ce qui avait fait jusqu’alors ce qu’était chacune d’entre nous ». Le quotidien de l’abomination s’installe, « une effroyable ambiance, la pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcissait le ciel en permanence, la boue partout, l’humidité pénétrante des marais. Aujourd’hui, quand on se rend sur le site, malgré le décor des baraques, des miradors et des barbelés, presque tout ce qui faisait Auschwitz a disparu », écrit-elle dans ses Mémoires. La mort et la morsure de son haleine… « L’industrie du massacre », comme elle l’appelle, tourne à plein régime.
Sauvée deux fois par une chef de camp
Simone Veil assiste à l’extermination de 400.000 juifs hongrois en moins de trois mois. Elle aperçoit, convoi après convoi, leur arrivée, de jour comme de nuit, avec les mêmes moments sinistres. « Une épouvantable tristesse m’étreignait en voyant, éparpillés au sol, les vêtements des personnes qui venaient d’être gazées. » Dans ces tréfonds du malheur, un deuxième miracle : un matin, la chef de camp, Stenia, une ancienne prostituée, « terriblement dure avec les déportées »,  sort Simone Veil du rang : « Tu es vraiment trop jolie pour mourir ici. Je vais faire quelque chose pour toi en t’envoyant ailleurs. » En deux phrases, une promesse de vie. La jeune déportée refuse de partir sans sa sœur et sa mère. « Elles viendront avec toi », répond la Polonaise contre toute attente. Les voilà dirigées vers un autre camp, Bobrek, où les détenus travaillent pour Siemens.
Plus d’un mois pour rejoindre Paris
« Pendant toute cette période, maman, Milou et moi avons réussi à ne pas être séparées. Même si maman a commencé alors à ­s’affaiblir, elle a toujours travaillé. Nous faisions tout pour la protéger. Nous n’avions guère plus à ­manger qu’à Auschwitz mais, comme le travail n’était pas aussi épuisant, cela suffisait à nous maintenir en vie. Parfois, la nourriture était un peu moins ­infecte, sans doute parce que Siemens avait besoin de ­travailleurs qui aient un ­minimum de rendement. » Le 18 janvier 1945, neuf mois après leur arrivée, les trois femmes sont jetées sur la route par les Allemands fuyant l’avancée des Soviétiques. Une marche atroce de vingt-quatre heures. Puis huit jours dans un train de mourants, sans rien boire ni manger. « Pourquoi les nazis n’ont-ils pas tué les juifs sur place, plutôt que de les embarquer dans leur propre fuite? La réponse est simple : pour ne pas laisser de traces derrière eux », estime ­Simone Veil en 2007.
Elles échouent le 30 janvier à Bergen-Belsen, entre Hambourg et Hanovre, dans le nord de l’Allemagne. Le camp est sans nourriture, sans médicament, presque sans eau… Des cas de cannibalisme apparaissent. « Bergen-Belsen était devenu le double symbole de l’horreur de la déportation et de l’agonie de l’Allemagne. » Un troisième miracle se produit. ­Stenia, ici encore chef du camp, la reconnaît et la mute aux cuisines des SS… « L’attitude de cette femme à mon égard est toujours demeurée un mystère, écrit Simone Veil. Comme si ma jeunesse et le désir de vivre qui m’habitaient m’avaient protégée. » De fait, elle doit ­probablement la vie à cette Polonaise, qui par ailleurs a tant donné la mort, et qui sera elle-même pendue à la Libération…
Atteinte de typhus et à bout de forces, Yvonne Jacob meurt le 15 mars 1945. « Aujourd’hui ­encore, plus de soixante ans après, je me rends compte que je n’ai jamais pu me résigner à sa disparition. D’une certaine façon, je ne l’ai pas acceptée. Chaque jour, maman se tient près de moi, et je sais que ce que j’ai pu accomplir dans ma vie l’a été grâce à elle. » Bergen-­Belsen est libéré par les Anglais le 17 avril. Il faudra plus d’un mois à Simone Veil et à sa sœur Milou, malade, pour rejoindre Paris et l’hôtel Lutetia. Entre-temps, sur le chemin du retour, elle apprend que son autre sœur, Denise, a été déportée elle aussi. « Nous avions toujours espéré qu’elle ne le soit pas. La nouvelle était trop rude. Tout à coup une crise de nerfs m’a saisie et j’ai éclaté en sanglots. » Denise Vernay, alias « Miarka » dans la Résistance, reviendra de Ravensbrück et de Mauthausen…
À Paris, les trois sœurs ­devront tout réapprendre. Simone Jacob épouse Antoine Veil en octobre 1946. « Elle avait à la fois cette carrure de caractère qui est une de ses caractéristiques et cette grande vulnérabilité que l’on aperçoit dans l’œil des déportés », dit-il d’elle dans le documentaire de 1976. Leur premier fils, futur avocat de Jacques Chirac, naît en 1947. Il se prénomme Jean… La vie a pris le dessus.
*Une vie, 2007, Stock.
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