JOURNAL DES FINANCES
Les réserves d’or de la France sont sauvées in extremis en 1940
« Le stock d’or de la Banque de France constitue le trésor de guerre. Ce stock est considérable. Il n’est pas inépuisable. » Dans son numéro daté du 8 mars 1940, le Journal des Finances souligne avec raison l’importance vitale des réserves d’or de la France, alors que les Etats-Unis, au nom de leur neutralité dans le conflit, imposent la règle du cash and carry, « payer et transporter » : les achats de matériel militaire doivent se régler en dollars ou en métal précieux. Mais ce que le journal ne dit pas, car la chose doit rester totalement secrète, c’est que ce trésor, gage ultime de la France, ne se trouve plus à Paris et va même bientôt connaître une odyssée digne de l’époque des galions.
Les réserves de la Banque de France sont décidément nomades. En 1870, elles avaient trouvé refuge dans le port de Brest, prêtes à partir en Grande-Bretagne. En 1914, elles sont mises à l’abri dans des caches du Massif central. Dès 1939, avant même le déclenchement du conflit, elles rejoignent 91 dépôts au Sud, à l’Ouest et au Centre : 756 tonnes de métal précieux sont ainsi acheminées par camion au Puy. Pour faciliter le transport, on transforme en lingots les pièces d’or, que les Français patriotes avaient apportées durant la Première Guerre mondiale.
Mais, au printemps 1940, après la percée des armées allemandes, ces précautions sont insuffisantes. Il faut organiser l’évacuation outre-mer des 1.777 tonnes d’or de la Banque de France, auxquelles s’ajoutent 230 tonnes d’or belge et polonais, ainsi que 200 caisses de la Banque Nationale de Suisse. A noter que les réserves de la Bank Polski ont déjà effectué un étonnant périple : évacuées de Varsovie à l’arrivée des troupes allemandes en septembre 1939, elles ont gagné par chemin de fer le port de Constanza, en Roumanie, d’où un petit pétrolier anglais les emmène en Turquie. De là, elles partent en train pour Beyrouth, d’où la flotte française les convoie jusqu’à Toulon, avant qu’elles ne se retrouvent dans les caves de la succursale de la Banque de France de Nevers. Seules, si l’on ose dire, les réserves de la Banque de Tchécoslovaquie ne posent pas de problème, et pour cause ! Après l’occupation du pays, en mars 1939, l’Allemagne a demandé la restitution de l’or tchécoslovaque à la Banque des Règlements Internationaux, sise à Bâle, à laquelle Prague avait remis son or.
Le plus incroyable est que la BRI a accepté, ainsi que la Banque d’Angleterre, où cet or avait été mis à l’abri. Comme le remarque alors le JdF, on aurait pu au moins gagner du temps et porter la question devant le « tribunal arbitral prévu par les accords de La Haye » (1).
En revanche, grâce à la diligence de la Banque de France et à l’efficacité de la Royale, les Allemands ne récupéreront pas une once de l’or français. Lorsque, dès le 16 juin 1940, une semaine avant l’armistice, un général allemand se présente rue de La Vrillière et demande : « Où est l’or ? », on le conduit dans les caves, qui sont vides. Même les billets dits de « la réserve du gouverneur » se sont volatilisés : ils ont gagné l’Angleterre par les ports de la Manche et de la Bretagne. Ils reviendront à hauteur de 7 milliards de francs dans des avions anglais pour être parachutés à la Résistance.
Quant à l’or, il s’en faut de peu qu’il ne tombe dans les mains nazies. Notamment à cause des tergiversations du gouvernement, qui refuse l’aide américaine. Début juin, le président Roosevelt propose d’envoyer un croiseur et deux destroyers pour « transporter en lieu sûr tout l’or restant en France ». Pour contourner le Neutrality Act, qui interdit de transporter sur un navire de guerre de l’or monétaire « appartenant à un Etat belligérant », un astucieux montage juridique est même mis au point : l’or serait, au départ, « vendu » aux Etats-Unis, et « racheté », au même prix bien sûr, par la France à son arrivée à New York. Mais le gouvernement français est divisé : « Les ministres qui déjà opinent pour l’armistice veulent que la France garde son or » (2). L’affaire, si l’on peut dire, tombe à l’eau, et c’est la Royale qui doit organiser en catastrophe la mise à l’abri du stock d’or restant en France.
A la vérité, ce dernier a bien maigri depuis septembre 1939. Plus de 800 tonnes d’or ont déjà gagné New York via Halifax, au Canada, pour régler les achats réalisés dans le cadre du cash and pay.
Les navires français arrivent avec l’or et repartent avec les canons, les mitrailleuses et les avions. Parfois trop tard, comme pour le Béarn et la Jeanne-d’Arc : arrivés fin mai 1940 à Halifax avec 299 tonnes d’or à bord, ils chargent aussitôt 110 avions, mais, quand ils approchent des côtes françaises, l’armistice va être signé et ils sont détournés vers la Martinique, où les appareils rouilleront au sol. Le croiseur Emile-Bertin connaît une aventure encore plus surprenante : arrivé le 18 juin à Halifax avec 254 tonnes d’or, il reçoit l’ordre du nouveau gouvernement français, le gouvernement Pétain, de gagner aussitôt la Martinique. Il brûle la politesse aux Anglo-Canadiens qui veulent le retenir et transporte l’or à Fort-de-France, où l’or sera entreposé jusqu’à la fin de la guerre.
Restent, fin juin 1940, à la veille de l’armistice, quelque 1.260 tonnes d’or à évacuer, dont l’essentiel est à Lorient et dans le fort de Portzic, près de Brest. Elles sont chargées, du 16 au 19 juin, sur des bateaux civils réquisitionnés, alors que la Luftwaffe mitraille le port et lance des mines magnétiques.
Dans son rapport, l’envoyé de la Banque de France raconte comment des marins en détention, sortis de prison tout exprès et à moitié ivres (un navire pinardier vient d’accoster), transportent dans des camions-bennes du service à ordures de Brest 16.201 caisses et sacoches d’or (3). Les navires partent à la veille de l’arrivée des troupes allemandes et gagnent Casablanca puis Dakar, d’où le trésor gagne par chemin de fer Kaynes, au Soudan français. Il y restera durant toute la guerre, malgré les pressions allemandes pour son rapatriement en métropole.
Le 23 juin 1940, la Banque de France avait inscrit à son bilan 84,616 milliards de francs d’encaisse or. En décembre 1944, ses réserves métalliques s’élèvent à 84,598 milliards. La France retrouve ses 1.777 tonnes de métal précieux. Ou plutôt « aurait retrouvé » ce tonnage de métal précieux, si elle ne devait restituer à Bruxelles l’or belge livré par Vichy à l’Allemagne. Au total, en tenant compte à la fois de cette cession et des prises sur l’or nazi, la France dispose de 1.700 tonnes d’or pour faire repartir son économie.
(1) Le JdF daté du 9 juin 1939. (2) René Sédillot, Histoire du franc, Sirey, 1979. (3) Contre-amiral Lepotier, La Bataille de l’or, France Empire, 1960.
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