Paru dans « Libération »
«La Patrie des frères Werner», sur tous les terrains du foot
Avant le match entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest, lors de la Coupe du monde, le 6 juillet 1974 à Hambourg. Photo Getty
Dans un roman graphique passionnant, Philippe Collin et Sébastien Goethals superposent le destin personnel de deux frères à l’histoire du sport et à celle de la guerre froide.
La Patrie des frères Werner, le roman illustré de Philippe Collin et Sébastien Goethals, aurait tout aussi bien pu s’intituler la Partie des frères Werner, ou même les parties. Parties de cache-cache, de poker menteur mais surtout partie de foot. Un match historique, le RFA-RDA de la Coupe du monde 1974, organisée par l’Allemagne de l’Ouest. Autant dire que le résultat allait bien au-delà du foot. Konrad et Andreas Werner disputent ce match dans la coulisse. L’un comme logisticien de l’équipe de l’Ouest, l’autre comme masseur de l’équipe de l’Est. Mais tous les deux jouent en fait sous le même maillot, celui de la Stasi, les services de renseignement de RDA.
Trente ans avant la Coupe du monde en RFA, il y a deux enfants-loups, comme on a surnommé les jeunes orphelins de guerre de Prusse orientale. Konrad et Andreas voient l’Armée rouge débouler à Berlin. Partent à Leipzig, croisent un mourant qui leur assure «qu’un frangin c’est ce qu’on a de plus précieux dans la vie». Ce roman ne se cantonne pas aux souffrances des jeunes Werner. Il embrasse l’histoire de ce que l’on nommera la guerre froide. A la mort de Staline en 1953, Konrad et Andreas rêvent d’une Allemagne réunifiée. Ils finissent par tomber dans les griffes des services secrets est-allemands. Même s’ils sont du bon côté, celui des agents, ils sont prisonniers. Pantins de leur colonel-recruteur.
Breitner versus Beckenbauer
«Un frangin c’est ce qu’on a de plus précieux dans la vie.» Les frères Werner le mesurent à l’aune de la souffrance d’une séparation décrétée par leur patron «pour le bien du socialisme». 1962, dans la multinationale Stasi, Konrad connaît la promotion suprême : infiltré à l’Ouest. Andreas est puni : exfiltré vers l’équipe d’athlétisme de RDA en tant que kiné, chargé de surveiller les candidats à la défection. Peu importe lequel des deux dit : «Il se passait pour mon frère et moi ce qui s’était passé des années plus tôt, quelqu’un traçait une frontière entre nous et, pour la première fois de nos vies, nos chemins se séparaient.» Ils se rejoignent douze ans plus tard, à l’occasion de cette Coupe du monde de foot en RFA. Konrad, manager de l’équipe de RFA, dont il creuse consciencieusement les divisions entre Paul Breitner, le beatnik adepte du foot romantique, et Franz Beckenbauer, le capitaine dont le surnom, der Kaiser, dit qu’il est tout le contraire. Physiothérapeute, Andreas, lui, manipule au double sens du terme les joueurs est-allemands. Leur «légende» interdit leur rencontre : la fraternisation entre les deux camps effraie autant les responsables de l’Est que la perspective d’une balade dans les rues chaudes d’Amsterdam horrifie la mère supérieure d’un couvent de carmélites.
Collin et Goethals superposent trois histoires dans l’Histoire. Sur le terrain, c’est l’éternel combat du besogneux contre le talentueux. Au-dessus du gazon, c’est une question d’honneur : la RFA contre la RDA, l’impérialisme contre le communisme. Le énième épisode du volet sportif de la guerre froide. Erich Honecker, le leader est-allemand, craint une branlée monumentale en mondiovision. Helmut Schön, l’entraîneur ouest-allemand galvanise ses joueurs : «Gagner c’est prouver la suprématie de notre mode de vie.» Son homologue de l’Est explique que le vrai joueur socialiste c’est le défenseur, pas l’attaquant. Dans les sous-sols du stade, c’est une histoire fraternelle qui se renoue. Trois parties, trois résultats. Les férus de foot et/ou de sciences sociale de conna l’issue des deux premières. On laisse le lecteur découvrir le dénouement de la partie des frères Werner. L’Histoire vue à hauteur d’hommes. De frangins.
Le PDF qui suit se trouve dans le Républicain Lorrain
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