Philippe Labro, dans *Des feux mal éteints*, s’impose comme un témoin lucide d’une guerre dont les braises n’ont jamais totalement disparu. Par la puissance évocatrice de son style, il convoque l’ombre du conflit algérien et la restitue avec une finesse presque mélancolique. Son récit n’est pas seulement celui d’un homme plongé dans les tourments d’une guerre qui ne disait pas son nom, mais celui d’une génération entière, envoyée sur un front lointain sans véritable conviction, sans discours explicatif, avec pour seule consigne l’obéissance silencieuse.

Labro, alors jeune journaliste promis à un avenir en lettres, est arraché à la vie parisienne et enrôlé sous les drapeaux en 1959. Comme beaucoup d’autres, il traverse la Méditerranée sans certitudes, avec pour unique bagage un mélange confus d’appréhension et de résignation. Son séjour en Algérie ne lui apporte ni gloire ni révélations héroïques ; il lui révèle plutôt l’absurdité d’un conflit où les repères se brouillent, où l’ennemi semble parfois inexistant et où le silence devient plus assourdissant que le fracas des armes.

Dans une prose fluide et élégante, Labro décrit les paysages algériens avec une sensibilité presque picturale : les dunes de sable, les ruelles d’Alger, les ciels immenses qui paraissent indifférents aux tragédies humaines qui s’y jouent. Mais cette beauté est sans cesse troublée par l’omniprésence d’une violence latente, d’un malaise omniprésent, d’une peur sourde qui rôde parmi les soldats et les civils. Le jeune appelé assiste à la fusillade de la rue d’Isly, en 1962, moment-clé où les balles ne distinguent plus les coupables des innocents. Ce jour-là, l’histoire bascule une fois de plus dans l’irrationnel, et Labro, témoin impuissant, tente d’en saisir les contours à travers ses mots.

Labro écrit : *« Nous étions là, jeunes, ignorants, envoyés pour une guerre dont personne ne voulait prononcer le nom. »* Cette phrase résume à elle seule l’état d’esprit des appelés, plongés dans un conflit dont ils ne comprenaient ni les enjeux ni les conséquences. Plus tard, il évoque l’indifférence qui a suivi leur retour en métropole : *« On nous a demandé d’oublier, de ne pas parler. Mais comment oublier ce que l’on a vu ? »*

Mais au-delà des batailles et des moments de tension, *Des feux mal éteints* s’attarde aussi sur ce qui suit la guerre : l’après. Les soldats rentrent chez eux, dépossédés d’une expérience qu’ils ne peuvent ni partager ni expliquer. La société française, désireuse de tourner la page, qualifie ces années de « événements », reléguant ainsi les appelés au silence et à l’oubli. Labro restitue cette injustice avec une subtilité frappante, soulignant le paradoxe d’un pays qui exige de ses jeunes hommes qu’ils affrontent la guerre, mais qui refuse ensuite de leur donner une place dans le récit national.

Dans un style ciselé, où chaque phrase semble pesée, pensée, taillée comme une pierre précieuse, Labro dévoile une vérité trop longtemps contenue : celle d’une jeunesse égarée, envoyée combattre pour une cause qu’elle ne comprenait pas, puis effacée sans un mot. Son écriture est à la fois douce et incisive, empreinte d’une mélancolie retenue et d’une indignation discrète, mais puissante. Par son regard, il redonne une voix à ces hommes qui, autrefois, n’avaient que le silence pour compagnie. Il fait résonner leurs souvenirs, leur solitude et leur incompréhension dans un texte qui, bien que pudique, ne manque jamais de force.

Ainsi, *Des feux mal éteints* n’est pas seulement une chronique de la guerre d’Algérie, mais une méditation sur le temps, la mémoire et l’oubli. Il est la preuve qu’un feu mal éteint peut toujours se rallumer, que les braises d’un passé refoulé continuent de brûler sous la cendre, et que l’histoire, malgré ceux qui veulent la taire, finit toujours par réclamer justice.

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