Histoire Seconde Guerre mondiale
La mémoire oubliée des « familles déplacées »
Le drame est presque méconnu. Pourtant, selon les chiffres officiels, il a concerné 17 000 Alsaciens et 10 000 Mosellans qui, entre 1942 et 1944, furent internés par les nazis dans des camps spéciaux pour cause « d’attitude anti-allemande ». La plus importante vague de déportations intervint en février 1943.
Par Altkirch – Agence DNA – 03 févr. 2013
Sur cette photo fournie par André Goepfert, qui fut lui-même déporté, figurent plusieurs familles sundgauviennes déportées dans le camp de Grosshennersdorf en Saxe. Document remis
« Ils nous ont donné trente minutes pour préparer nos affaires ». Jules Schneider, d’Oltingue, a 12 ans en cette fin du mois de février 1943 quand les policiers allemands toquent à la porte de sa maison. Théo Gesser, lui, a 11 ans. « On vivait à dix-neuf dans une seule pièce », raconte cet habitant de Roppentzwiller. À 12 ans, Georges Sengelin, d’Hirsingue, doit lui aussi partir avec ses parents et sa sœur.
Le tort de ces trois enfants : avoir un ou plusieurs frères qui ont fui en Suisse pour se soustraire à l’incorporation de force dans la Wehrmacht.
Le Gauleiter Wagner avait décrété collectivement responsables tous les membres de la famille d’un fugitif
Comme eux, ils furent des milliers à subir ce sort. Déplacées de force en Allemagne, dans des « camps d’internement spéciaux », des familles entières durent ainsi payer leur « attitude anti-allemande » (selon le terme utilisé par les autorités nazies). Le plus souvent en raison d’un fils réfractaire à l’incorporation de force, mais parfois aussi au simple motif d’avoir parlé le français. Ces camps de travail se trouvaient le plus souvent en Silésie, une région germanophone située à la frontière germano-polonaise, mais aussi en Saxe ou encore dans le Bade-Wurtemberg – bien que les autorités nazies n’aient pas privilégié, à l’époque, cette destination, la jugeant trop proche de l’Alsace. Là, ces gens travaillaient de force, le plus souvent dans des usines d’armement.
Ces déplacements de populations se pratiquèrent durant toute la guerre. Mais ils connurent un pic en février 1943. En effet, ce mois-là débuta en masse l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l’armée allemande. Les nazis entendaient ainsi punir les familles de ceux qui tentaient d’y échapper. Le sinistre Gauleiter d’Alsace, Robert Wagner, avait décrété collectivement responsables tous les membres de la famille d’un fugitif.
Le Sundgau très touché
Le phénomène concerna toute l’Alsace et la Moselle. Mais il fut particulièrement violent dans le Sundgau. Et pour cause : cette région du sud de l’Alsace bénéficie d’une frontière naturelle avec la Suisse, le Jura alsacien, zone de moyenne montagne difficile à surveiller. Les évasions vers les terres helvétiques y furent donc nombreuses.
Dans la nuit du 11 au 12 février, près de 200 hommes se rassemblèrent dans une forêt du village de Riespach, la forêt de l’Espen, d’où ils prirent la fuite à pied en Suisse. Auparavant, plusieurs petits groupes d’une dizaine de jeunes gens avaient déjà effectué l’expédition. Pour stopper ces évasions, les nazis renforcèrent la surveillance de la frontière, ce qui aboutit au drame de Ballersdorf. Dans la nuit du 17 au 18 février, dix-huit conscrits de ce village tentèrent de passer la frontière, mais l’opération échoua. Dix-sept de ces dix-huit jeunes gens furent tués, pendant un échange de tirs lors de l’expédition pour trois d’entre eux, quelques jours plus tard au Struthof pour les autres.
Une statistique de 1948
Conformément aux instructions de Robert Wagner, la Gestapo pratiqua et accentua les représailles sur les familles des réfractaires, et en particulier ces « transplantations en Allemagne », telles que les qualifiait le Gauleiter.
Combien de personnes exactement connurent ce terrible sort ? À la fin de la guerre, le gouvernement français tenta d’établir des listes de déplacés. Il s’appuya pour cela sur des documents de la Gestapo. Comme ce rapport de la terrible police politique nazie daté d’avril 1943, qui fait état de 10 097 Mosellans déplacés entre septembre 1942 et mars 1943. Paris adressa aussi aux mairies de la région des formulaires à remplir afin d’établir un recensement de ceux à qui, après moult hésitations, on accorda le titre de déporté politique. Un document gouvernemental daté de 1948 recense ainsi officiellement 17 000 Alsaciens et 10 000 Mosellans internés en camps spéciaux en Allemagne. Ceux qui en firent alors la demande reçurent une carte de couleur orange leur octroyant un statut officiel. Ces familles se regroupèrent dans une association, la PRO-FNDIRP ou « Patriotes résistants à l’occupation – Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes ».
Pour autant, ces chiffres de 10 000 Mosellans et 17 000 Alsaciens sont-ils exacts ? « Je ne le crois pas. Il y en a eu beaucoup plus », assure aujourd’hui Jules Schneider, responsable de la section sundgauvienne de la PRO-FNDIRP qui a décidé d’établir un recensement de toutes ces familles déplacées.
Ce qui fait douter Jules Schneider, ce sont les statistiques concernant le Sundgau. « Il est question de 500 familles et 4 000 personnes. Or, nous disposons d’un document précis pour l’unique canton d’Altkirch. On y dénombre 2 260 déportés. En comparaison, si le seul canton d’Altkirch a « fourni » 2 260 personnes déplacées, il est mathématiquement impossible que seulement 4 000 Sundgauviens aient fait le voyage forcé vers l’Allemagne. Les cantons de Ferrette et d’Hirsingue, proches de la frontière helvétique, ont vu de nombreux jeunes hommes fuir en Suisse ».
Jules Schneider s’appuie aussi sur certains témoignages. Comme celui de Théo Gesser, de Roppentzwiller, qui se souvient parfaitement avoir côtoyé des gens de Bendorf dans un camp de Saxe où lui-même se trouvait. Or, le village de Bendorf ne compte officiellement aucune famille déplacée.
Entre 400 et 500 survivants
« Sans doute que certaines communes n’ont jamais rempli le formulaire adressé par Paris après la guerre. De la même façon, certains déportés ne se sont jamais fait connaître », explique Jules Schneider. Aussi, aujourd’hui, à plus de 80 ans, il espère encore trouver l’énergie pour réaliser ce travail de recensement. « Il faut qu’il reste une trace écrite de ces déportations pour qu’on n’oublie jamais », conclut-il. « Il est minuit moins cinq. Si nous ne le faisons pas maintenant, plus personne ne le fera ».
Selon ce Sundgauvien, il resterait, dans le Haut-Rhin, entre 400 et 500 personnes qui partagent cette dramatique histoire.
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