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Voici l’article complet paru dans le journal « Le Monde », envoyé par M. Gérard MICHEL  président de l’association Orphelins de Pères Malgré-Nous d’Alsace-Moselle (OPMNAM)

L’Allemagne continue d’indemniser d’anciens Waffen-SS français

Par Thomas Wieder et Marie-Béatrice Baudet 04/06/2019 (Le Monde)

L’Allemagne verse des indemnités à 1 450 soldats ou

auxiliaires de sécurité du régime nazi blessés entre 1939 et

1945 et vivant ailleurs en Europe, mais elle ne veut pas

dévoiler leur identité. Fin mars, la France a appris que quatre

Waffen-SS faisaient partie des 54 bénéficiaires résidant alors

sur son sol. Elle demande des « explications précises » à son voisin.

Ils ont au moins 90 ans, peut-être même sont-ils centenaires. On ne connaît

ni leur nom ni leur visage. Anciens soldats casqués en uniforme vert-de-gris,

ces fantômes du passé pourraient venir hanter les cérémonies du

75e anniversaire du Débarquement allié sur les plages de Normandie. De

lointains bruits de bottes qui devraient contraindre Emmanuel Macron et

Angela Merkel, invités le 5 juin à Portsmouth par la reine d’Angleterre, à

livrer une bataille de mémoire pour le moins douloureuse. Selon les

informations du secrétariat d’Etat auprès de la ministre des armées,

dévoilées par Le Monde, quatre ex-Waffen-SS comptaient, fin mars, parmi

les 54 bénéficiaires, en France, des prestations versées par Berlin au titre

d’une loi de 1950 sur « l’assistance aux victimes de guerre », connue sous

l’intitulé « Bundesversorgungsgesetz » (BVG).

Cette compensation financière continue à être attribuée aux Allemands et

aux étrangers (ainsi qu’à leurs ayants droit) blessés pendant la guerre de

1939-1945, soit en tant que soldat, soit en tant qu’auxiliaire de sécurité

(protection civile, défense antiaérienne, etc.) du régime nazi. Si l’on fait

exception de cas potentiellement reliés au Service du travail obligatoire

(STO), il s’agit dans la grande majorité de collaborateurs volontaires. « En

tout cas, les survivants des 130 000 malgré-nous, Alsaciens et

Mosellans incorporés de force par le IIIe Reich, n’ont rien à voir dans

cette histoire, clame haut et fort Jean-Laurent Vonau, professeur émérite à

la faculté de droit de Strasbourg. D’ailleurs, nos compatriotes ont obtenu

leur carte d’ancien combattant français. »

L’« affaire BVG » éclate publiquement le 19 février lorsque le quotidien

flamand De Morgen révèle que dix-huit personnes perçoivent en Belgique

ce que certains désignent depuis comme « le pécule de la honte ». Berlin

reconnaît alors compter dans ses fichiers 2 023 indemnisés, hors

Allemagne, dont 1 532 habitent en Europe, mais refuse, au nom de la

protection des données individuelles, de transmettre leurs identités. Le

chiffre a été actualisé en mai par Berlin à 1 934, dont 1 450 en Europe (52

en France). Face au tollé général, les autorités allemandes tentent de

circonscrire l’incendie dans la soixantaine de pays où demeurent les

bénéficiaires des prestations. L’ambassadeur à Paris, Nikolaus Meyer-

Landrut, fait publier un communiqué pour préciser qui se cache derrière

les 54 bénéficiaires vivant en France : 27 mutilés, 21 veuves et 6 orphelins,

qui reçoivent en moyenne 350 euros par mois. Le texte d’une trentaine de

lignes mentionne que les dossiers ont été croisés avec les listes du Centre

Simon-Wiesenthal, une ONG spécialisée dans la préservation de la

mémoire de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme, et assure par

conséquent « pouvoir exclure que les bénéficiaires aient commis des

crimes de guerre ». La phrase est écrite en gras, dans une police de

caractères qui supporte mal la contestation. Est-ce là pour autant la

réalité ? Peut-on affirmer sans coup férir qu’il n’existait, fin mars, aucun

criminel de guerre dans le bataillon des 2 023 ? Le doute est permis.

Trois Français, un Allemand

Etonnée que la France ait dû attendre près de soixante-dix ans pour être

informée de l’existence de la loi de 1950, Geneviève Darrieussecq,

secrétaire d’Etat auprès de la ministre des armées, réclame à l’Allemagne

des informations supplémentaires. Fin mars, ses services sont interloqués

quand ils prennent connaissance du premier retour concernant les profils

des 54 dédommagés. Si aucun renseignement n’est fourni sur les

21 veuves et les 6 orphelins, Paris en sait désormais davantage sur les

27 blessés : 9 Français et 18 Allemands qui habitent dans l’Hexagone.

Le groupe des 9 Français est composé de 4 femmes victimes de

bombardements et de 5 militaires, dont 3 Waffen-SS : un ancien de la

division Charlemagne, qui rassemblait les volontaires français sur le front

de l’Est ; un autre, un Allemand naturalisé français, dont l’unité SS n’est

pas précisée ; et un troisième qui soulève le plus de soupçons. L’homme,

un Alsacien, s’engagea volontairement. L’Alsace et la Moselle ayant été

annexées en 1940 par le IIIe Reich, le soldat acquiert automatiquement la

nationalité allemande, qu’il perdra à la Libération. Entre-temps, il va servir

dans une unité de police puis rejoindre, en 1943, la 3e division blindée SS

Totenkopf (« tête de mort »), l’une des plus fanatisées, qui comptait dans

ses rangs des gardiens de camp de concentration et d’extermination.

Dans le cercle des 18 Allemands domiciliés en France figurent

10 militaires. Parmi eux, le quatrième Waffen-SS. Lui fut engagé au sein

de la division de cavalerie qui intervint notamment en Union soviétique.

Afin de rassurer les officiels français, le ministère fédéral des affaires

sociales fait savoir qu’aucun de ces soldats n’a été officier et confirme que

les criminels de guerre ont été évincés après étude des dossiers au cas par

cas. Rappelons toutefois que la SS a été classée comme organisation

criminelle au procès de Nuremberg, où furent jugées dès novembre 1945

les principales têtes du IIIe Reich. Mais, individuellement, que dire de ces

hommes de troupe, de leur affectation précise, des agissements de leur

unité ? Quels contrôles ont été réellement effectués pour démasquer les bourreaux ?

Le Centre Simon-Wiesenthal propose son aide

Directeur du Centre Simon-Wiesenthal à Jérusalem, Efraim Zuroff, 70 ans,

mesure les enjeux mémoriels en cours. Ce chasseur de nazis joua un rôle

important en 1998 quand l’Allemagne décida, au bout de quarante-huit

ans, d’amender la loi de 1950 afin d’exclure tout bénéficiaire qui aurait

violé « les principes d’humanité ou l’Etat de droit » pendant le régime

national-socialiste. « Nous nous sommes alors proposés pour aider le

gouvernement du chancelier Helmut Kohl à éliminer des fichiers de la

BVG les criminels de guerre, confie Efraim Zuroff. Mais les choses ne se

sont pas tout à fait passées comme nous l’espérions. »

La délégation du Centre Simon-Wiesenthal reçue à Bonn par le ministre

des affaires sociales de l’époque, Norbert Blüm, apprend qu’un million de

personnes sont encore indemnisées en 1998. « En mon for intérieur, je me

suis dit que jamais nous ne récupérerions ces noms. J’avais raison.

Invoquant le respect de la vie privée, Norbert Blüm a refusé de nous les

donner. Il a demandé que nous transmettions à ses services une liste des

criminels de guerre dont nous disposions déjà et qu’ils feraient leurs

propres vérifications. » Au téléphone, le Dr Zuroff fait une pause. Il pèse

ses mots : « Vous comprenez bien qu’on ne peut pas dire qu’il y a eu

croisement des fichiers, mais plutôt autoévaluation. Ce n’est pas la même

chose. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je considère que la gestion de cette

affaire reste un problème sérieux encore non résolu. »

Organisation internationale créée en 1977 et reconnue par les Nations

unies, le Centre Simon-Wiesenthal envoya un fichier de 76 000 noms, ce

qui conduisit en tout et pour tout à la radiation de 99 personnes du bénéfice

de la BVG. Historien allemand rattaché depuis la fin des années 1990 à

l’ONG, Stefan Klemp est l’un des auteurs du rapport commandé par Berlin

sur « La suppression des indemnités de guerre aux criminels nazis » et

publié en 2016. « Je ne suis pas étonné que quatre Waffen-SS puissent

apparaître aujourd’hui dans la liste qui concerne la France, dit-il. Je

pense que d’autres pays pourraient faire la même découverte. »

A lire son rapport, uniquement disponible en langue allemande, on

comprend bien pourquoi. Ses recherches lui ont permis d’évaluer

qu’environ 45 000 Waffen-SS devaient encore faire partie, en 1998, du

million de bénéficiaires de la BVG. En 2015, il parvint à identifier

1 306 criminels de guerre dans les listes de cinq Länder allemands. « Si

vous extrapolez à l’ensemble de l’Allemagne, qui compte 16 Länder, on

arrive à 4 000 personnes… Or, il faut le répéter, il n’y a eu jusqu’à

maintenant que 99 radiations », insiste Stefan Klemp, toujours sur la

brèche.

Une analyse complexe

L’historien continue de s’interroger sur la logique qui a conduit à retirer

certains noms du fichier et pas d’autres. Si le paiement des prestations est

du ressort du ministère fédéral des affaires sociales, l’instruction et la

gestion des dossiers, en revanche, ont été décentralisées aux Länder. La

Rhénanie-du-Nord-Westphalie traite ainsi le fichier belge, tandis que la

Sarre gère celui de la France. « Expliquez-moi pourquoi le Bade-

Wurtemberg a rayé 29 noms et la Bavière 11, alors que la Sarre n’en a

effacé qu’un seul et la Saxe aucun ? », questionne Stefan Klemp.

Cette responsabilité accordée aux Länder a également des conséquences en

termes de protection des archives. Paris a ainsi appris que la Sarre détruit

le dossier d’un indemnisé cinq ans après son décès. Qu’en est-il dans les

quinze autres régions allemandes ? Ce type de décision complique la tâche

des chercheurs qui, obligés de travailler en partie à l’aveugle, sont dès lors

incapables de savoir combien de personnes ont bénéficié de prestations au

titre de la BVG depuis le vote de la loi en 1950. Beaucoup avancent le

chiffre de 3 millions, mais en est-on sûr ?

Ces zones d’ombre embarrassent. Comment analyser une situation aussi

trouble ? Une piste renvoie au concept de « Rechtsnachfolge », en clair la

volonté allemande d’établir, après-guerre, une continuité juridique entre le

IIIe Reich et la toute jeune République fédérale dont Konrad Adenauer fut

le premier chancelier en 1949. Au nom de cette règle, l’administration a

assuré la gestion des dossiers sans se poser de questions relatives aux

matricules et aux numéros de sécurité sociale concernés. « Certains

pourraient penser qu’il s’agit d’une absurdité bureaucratique mais

Konrad Adenauer était très attaché au “Rechtsnachfolge” qui relevait

aussi de l’affectif, estime Johann Chapoutot, historien français, auteur de

La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017). A l’époque, il aurait été

impensable outre-Rhin de ne pas maintenir un soutien aux personnes qui

avaient défendu l’Allemagne et l’Occident contre le bolchevisme. »

Johann Chapoutot avance aussi les difficultés de l’Allemagne à surmonter

ses démons. « Si la loi de 1950 est amendée en 1998, ce n’est pas par

hasard, soutient-il. Le pays est alors sous le choc de l’exposition organisée

par l’historien allemand Hannes Heer et intitulée “La Guerre

d’anéantissement. Les crimes de la Wehrmacht 1941-1944”. L’événement

débuta en 1995 à Hambourg mais fut montré ensuite à Berlin, Stuttgart et

dans d’autres grandes villes jusqu’en 1997. Des centaines de photos

témoignaient des exactions commises par les soldats. » Sur le front de

l’Est, 27 millions de Soviétiques civils et militaires furent tués contre

7 millions d’Allemands, rappelle l’enseignant à l’université Paris-

Sorbonne, auteur d’un « Que sais-je ? » sur l’Histoire de l’Allemagne

(PUF, 2014).

Indemnités ou « pensions » déguisées ?

Quoi qu’il en soit, les explications allemandes avancées pour rassurer

n’ont pas convaincu. La grogne monte dans plusieurs capitales

européennes. A Paris, on hausse le ton. « Je n’aime pas les situations

opaques, affirme Geneviève Darrieussecq. Les réponses administratives

ne me suffisent plus. Il faut désormais des explications précises des

autorités politiques allemandes pour que nous puissions nous faire une

opinion définitive sur les bénéficiaires de ces prestations. » Fin mai, une

lettre détaillant l’ensemble des questions françaises en suspens a été

envoyée à Berlin par Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des

affaires étrangères, qui soutient la démarche de Geneviève Darrieussecq.

La mobilisation la plus forte vient de Belgique, grâce à deux mouvements

bénévoles qui travaillent main dans la main : le Groupe Mémoire, qui

rassemble outre-Quiévrain des descendants de résistants et de déportés, et

l’association citoyenne Pour la mémoire, pour l’avenir, qui élargit son

action à l’échelle européenne. Leurs efforts conjoints ont conduit, le

14 mars, à l’adoption d’une résolution par la Chambre des représentants

belges. Les députés – exception faite de ceux de la N-VA, de ceux du parti

de la droite nationaliste et du Vlaams Belang, l’extrême droite flamande –

demandaient au gouvernement fédéral de Charles Michel alors en fonction

(de nouvelles élections législatives ont eu lieu dans le pays depuis) de

réclamer à Berlin l’arrêt des versements aux anciens volontaires belges. La

Chambre proposait aussi, de sa propre initiative, la création d’une

commission scientifique mixte composée d’universitaires belges et

allemands afin d’établir et d’examiner la liste des bénéficiaires des

« pensions » versées par l’Allemagne en Belgique.

« Pensions », le mot est ici utilisé à dessein par plusieurs chercheurs et

responsables politiques belges qui soupçonnent l’Allemagne non

seulement de payer des indemnités pour blessures de guerre, mais aussi

des retraites aux anciens soldats et auxiliaires de sécurité étrangers acquis

à la cause du IIIe Reich. « Nous avons le sentiment que la loi de 1950 est

un fourre-tout compliqué à démêler. Sous couvert d’aides aux victimes de

39-45, il est possible que d’autres prestations existent », explique Olivier

Maingain, président de DéFI, parti centriste francophone. S’il ne s’est pas

représenté aux élections législatives belges du 26 mai, l’ex-député

bataillait depuis plusieurs années à la Chambre des représentants pour

démêler le vrai du faux. Le responsable de DéFI a en quelque sorte repris

le flambeau de l’avocat Fred Erdman, 85 ans, ancien sénateur socialiste

néerlandophone, premier à engager le fer sur le sujet, il y a vingt et un ans.

Le 9 janvier 1997, l’élu avait ainsi interpellé le ministre belge de la santé

et des pensions, Marcel Colla, sur les « pensions » versées par

l’Allemagne. L’affaire BVG est donc loin d’être récente.

L’action du Groupe Mémoire et du mouvement Pour la mémoire, pour

l’avenir, auprès des élus qui ont relayé leur quête de vérité, a apporté son

lot de révélations au fil des ans. Les deux associations disposent désormais

d’archives parlementaires mentionnant le rôle de la Croix-Rouge

allemande et de la Croix-Rouge belge pour retrouver, après-guerre, les

engagés et les travailleurs volontaires wallons et flamands considérés

comme des réfugiés. « La Croix-Rouge a défendu son attitude de l’époque

en mettant l’accent sur le caractère humanitaire de son intervention »,

relate l’énergique et tenace Alvin De Coninck, 75 ans, fils de résistant et

membre de Pour la mémoire, pour l’avenir.

En Allemagne, la gauche s’en mêle

En Allemagne, les révélations venues de Belgique ont trouvé un écho

particulier auprès du parti de gauche Die Linke. Le 29 avril, son groupe

parlementaire a adressé au gouvernement d’Angela Merkel une série de

questions sur les controverses en cours. Dans sa réponse de huit pages

rendue publique le 15 mai, on apprend du gouvernement que 61 225

personnes sont toujours rémunérées rien qu’en Allemagne au titre de la loi

de 1950, pour un budget de 25 millions d’euros chaque mois.

On y lit aussi que, fin 2017, 2 804 personnes de 88 ans et plus touchaient

de l’Etat allemand une pension de retraite en Belgique, dont 2 487 de

nationalité belge. Mais, indique le document, « il n’est pas possible de

préciser si ces sommes allouées ont un rapport avec la guerre. »

C’est peu dire que la réponse du gouvernement fédéral n’a pas satisfait les

députés du groupe Die Linke. « Dans le passé, l’Allemagne a bien traité

ses collaborateurs, bien mieux que ses victimes, estime Ulla Jelpke, élue

de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Ce chapitre honteux de l’histoire

allemande n’est toujours pas refermé. Je ne comprends absolument pas

que les autorités allemandes protègent ainsi ceux qui ont aidé les nazis. »

La pression exercée par les Belges à laquelle s’ajoutent désormais les

explications réclamées par le gouvernement français pousseront-elles enfin

l’Allemagne à solder ces mauvais comptes du passé ? Ou Berlin préférerat-

il au contraire jouer la montre, misant sur le fait que, d’ici une poignée

d’années, l’ensemble des bénéficiaires de la loi de 1950 seront décédés ?

La question est posée.

04/06/2019

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