Témoignage trouvé dans le Journal de Saône et Loire
Gaby (au milieu), âgée d’une trentaine d’années, avec l’un de ses enfants sur les genoux
Témoignage : « Moi, Gaby, fille de poilu et pupille de la nation »
Au décès de Lazare Ponticelli, le dernier poilu, Gaby Labrosse décide de prendre la plume pour témoigner de ce qu’a été son enfance de pupille de la nation.
Je veux qu’on sache ce que j’ai vécu, par où je suis passée. » Et pour raconter sa vie, Gaby Labrosse a pris la plume. Elle a patiemment narré son enfance, puis sa vie de femme dans un cahier. L’un de ses fils a ensuite remis ces notes au propre, reliées dans un fascicule intitulé Devoir de mémoire et vie personnelle.
Naissance
Gaby naît au Creusot en août 1928. Elle ne connaîtra pas son père, décédé en 1930 alors qu’elle avait 18 mois : « Je n’ai jamais su ce que c’était que d’avoir un papa, de lui dire plein de choses, que je l’aimais, de lui faire plein de bisous ». Gazé pendant la Première Guerre mondiale, Jean-Marie Augustin Labrosse, est décédé douze ans plus tard, les poumons brûlés, laissant son épouse seule avec cinq enfants, trois garçons et deux filles. « J’avais également six oncles qui sont revenus les pieds et les mains gelés, le visage déformé », écrit Gaby dans ses mémoires.
Maman courage
« Maman a dû faire face toute seule avec pas beaucoup de revenus. Elle a dû laisser la petite locaterie familiale pour aller faire des ménages et laver des paquets de linge au lavoir de la commune avec la lessiveuse bouillante poussée sur une brouette. C’était très dur. De Villeneuve-en-Montagne, on a déménagé pour aller à Bondilly, commune d’Écuisses, un tout petit village où je suis allée à l’école qui était loin du domicile. Pas de cantine à cette époque : on faisait quatre fois le voyage par jour avec des sabots. C’est tout ce que maman pouvait acheter. Nous étions pauvres et orphelins. »
Foire aux domestiques
« Mes frères et sœur ont grandi et sont allés en apprentissage. Claude dans une boucherie à Montchanin. Pierre, mon autre frère, s’était présenté à la foire aux domestiques qui avait lieu le 1 er novembre de chaque année. Les cultivateurs venaient louer des jeunes à l’année, cela se passait à Montchanin-le-Haut. Ma sœur, Marie, est allée travailler dans un petit restaurant qui se trouvait le long du canal du centre à Saint-Julien. Elle faisait la vaisselle et épluchait les légumes car les péniches à ce moment-là étaient tirées par des chevaux et les mariniers s’arrêtaient pour prendre leurs repas. »
Veuve de guerre
« Moi, je restais avec maman qui faisait de multiples boulots pour arriver à joindre les deux bouts. Je me souviens de ce monsieur qui venait à la maison pour monter le dossier de veuve de guerre, avec son pardessus noir et un feutre noir rond sur la tête […]. Il a fait le nécessaire auprès des autorités compétentes et maman a touché une pension de veuve de guerre. »
Place réservée
« Après plusieurs années, maman a eu une place qui était réservée dans des unités d’État (bureaux de tabac, SNCF, etc.). Elle a eu un poste de garde-barrière à Saint-Laurent-d’Andenay où passaient quelques trains de marchandises. Quand la cloche sonnait, elle baissait les barrières et les relevait. Cela lui a fait un petit revenu complémentaire et avec le jardin qu’elle cultivait, cela allait mieux. Mais dans ces maisonnettes, il n’y avait pas d’électricité. On s’éclairait à la lampe à pétrole et l’eau, nous allions la puiser avec un seau. Cela faisait mal aux doigts, cette chaîne en ferraille souillée, ce n’était pas drôle. Le passage à Saint-Laurent-d’Andenay a été supprimé, mais nous sommes restés dans le logement tout de même. »
Travail à la ferme
« Il a fallu faire autre chose et les patrons de mon frère, des fermiers aux Baudots, commune de Marcilly-lès-Buxy, nous ont demandés si maman voulait aller travailler à la ferme. Cela faisait pas mal de kilomètres, mais maman a dit oui. On faisait le voyage deux fois par semaine, j’avais onze ans. Maman repassait le linge et faisait aussi le raccommodage et moi je tirais l’eau pour faire boire les animaux. Je rentrais aussi le bois. Nous étions nourries toutes les deux et le soir, la patronne, très gentille, nous donnait quelques œufs et des fromages de lait de vache tout fraîchement sortis des faisselles. Elle les mettait dans un linge blanc pour les faire égoutter le temps que nous rentrions à la maison. Et le lendemain, maman faisait cuire des pommes de terre à l’eau que l’on mangeait avec ces fromages. C’était trop bon ! »
Lampe à carbure
« Ensuite, maman a pu rentrer à l’usine Schneider à Montchanin et là, elle faisait le trajet avec un vieux vélo. Il fallait qu’elle s’éclaire avec une lampe à carbure sur le guidon. Je me souviens qu’elle rapportait chaque jour des petits débris de charbon pour faire le feu car nous n’avions pas grand-chose pour garder la chaleur la nuit. J’allais avec ma grand-mère ramasser des morceaux de bois mort dans les haies alentours. Nous avions eu une fois des traverses qui soutenaient les rails de ce chemin de fer que les cheminots avaient réparé. Ils nous les avaient données, mais c’était un bois très dur et pour le scier, maman en a vu ! Quand je pense à tout cela, je mesure aujourd’hui que c’était, pour une femme, inimaginable et pourtant elle l’a fait pour nous, ses enfants, sans jamais se plaindre, alors qu’elle était déjà très fatiguée. »
Seconde Guerre mondiale
« La Seconde Guerre mondiale est arrivée et nous habitions toujours à Saint-Laurent-d’Andenay près d’une centrale électrique au pont Jeanne-Rose. Et les Allemands, souvent, ont essayé de la détruire ! Chaque fois qu’il y avait alerte, la sirène sonnait et on allait se réfugier sous les aqueducs des voies de chemin de fer. On entendait les avions qui passaient et ce n’était pas pour cette fois-ci, mais beaucoup de peur… On regagnait la maison avec la crainte qu’ils reviennent. »
Bombardements
« Effectivement, quelques jours plus tard, avec un bombardement du tonnerre, nous étions descendus dans la cave voûtée pour nous protéger. C’était épouvantable. Plus de bougie pour s’éclairer dans le noir, des flammes partout. Les Allemands avaient lancé des fusées éclairantes avant l’attaque. Maman, affolée, mettait toujours ses papiers (assurances, livret de famille…) dans une boîte en fer car, disait-elle, s’il y avait le feu, les papiers seraient sauvés. J’ai gardé ça et je fais de même aujourd’hui. Ce fut terrible ce soir-là. Lorsque l’alerte a été levée, nous sommes remontées de la cave et là, désolation. Dans les prés aux alentours, les vaches tuées, éventrées. La centrale détruite avait communiqué le feu à plusieurs maisons d’ouvriers. Notre maison avait subi pas mal de dégâts après cette apocalypse. »
Ligne de démarcation
« Les bombardements ont recommencé car il y avait les usines Schneider aux alentours. Le maire de Saint-Laurent-d’Andenay a mis à notre disposition une maison inoccupée. Nous étions un peu rassurées et moins seules […]. Maman ne voulait pas partir et nous nous sommes retrouvées à 1,2 km de la ligne de démarcation avec des barbelés. Et les « boches » qui nous demandaient nos papiers, le fusil sur l’épaule. Nous avions le stress en permanence. Pendant l’occupation, je me souviens qu’avec maman, nous allions glaner les blés. Ensuite on retirait les grains et on les moulait dans un moulin à café. On prenait un bas pour tamiser et récupérer la farine, avec laquelle on faisait des crêpes. »
Balle dans la jambe
« Nous avions des tickets d’alimentation. Dans notre village, il y avait un dépôt de pain où nous allions chercher notre ration. Les Allemands allaient y boire une bière. Ce jour-là, mon amie, fille du propriétaire, a voulu que je reste un peu avec elle, nous étions du même âge. Les Allemands faisaient du zèle et manipulaient un revolver. Un coup est parti. J’ai reçu la balle dans la jambe, traversée en part en part. J’ai ressenti une grosse brûlure. J’ai hurlé. On m’a conduite chez le docteur. Seule la chair était touchée, il m’a donc mis un pansement et il n’y a pas eu de suites. Les autorités allemandes ont fait une enquête et le soldat a eu un blâme. Quant à moi, j’ai eu des chewing-gums ! »
Résistance
« La Résistance s’est installée et les jeunes maquisards passaient souvent à Saint-Laurent pour rejoindre la zone libre pour les consignes, les renseignements… On sentait quelque chose d’imminent et les Allemands se méfiaient. Sous n’importe quel prétexte, ils faisaient des rafles et les jeunes maquisards sans expérience étaient arrêtés, torturés. Je me souviens particulièrement de l’un d’entre eux. C’était un copain qui était prêt à se battre : Maurice Vérion. »
Libération
« Cela a duré longtemps jusqu’au jour où nous avons été libérés par l’armée française […]. À l’hôtel de ville de Montchanin, c’était la liesse autour des maquisards et la vengeance […]. Les usines Schneider près de chez moi avaient été bombardées bien sûr. Elles ont été réparées, remises en marche partiellement. La nourriture aussi est revenue petit à petit et on a pu manger à notre faim. Maman a dû arrêter de travailler, plus de force. Elle a été hospitalisée : elle avait contracté la tuberculose. Moi, j’avais 15 ans. »
Décès de Francine
« Ma sœur Marie m’a emmenée vivre chez elle à Montceau-les-Mines. Son mari, Julien, était mineur de fond aux houillères du bassin minier. Et de la, Marie m’a fait embaucher dans une manufacture de chaussettes au Bois-du-Verne. J’ai eu un apprentissage, j’ai gagné un peu d’argent pour m’acheter une paire de chaussures à semelles de bois […]. Maman était toujours à l’hôpital. Elle est décédée en 1946, à l’âge de 50 ans. Après avoir tant souffert, on aurait voulu la garder et la chouchouter. Maintenant que nous étions grands, nous aurions pu l’aider à notre tour car ce qu’elle a fait pour nous, c’était inimaginable. Je n’ai pas assez de mots pour dire aujourd’hui, malgré mon grand âge, ce que je ressens pour ma maman. »
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