Par Chloé Leprince
Entre le 22 et le 24 janvier 1943, la police française et les soldats allemands ont raflé 20 000 personnes du côté du Vieux-Port à Marseille. Une semaine plus tard, 14 hectares d’un quartier populaire que les Nazis appelaient « la verrue de l’Europe » étaient rasés.
Le 22 janvier 1943, lors de la rafle du Vieux-Port, à Marseille• Crédits : Hanns Hubmann / Ullstein bild – Getty
On a appris ce mardi 4 juin que le parquet de Paris ouvrait une enquête pour “crimes contre l’humanité” 76 ans après ce qui est resté comme “la rafle du Panier”, à Marseille. Un épisode méconnu qui remonte au mois de janvier 1943, et qui s’est soldé par l’évacuation de force de 20 000 Marseillais (dont certains seront envoyés en déportation) et la rive Nord du Vieux-Port, éventrée à coups d’explosifs.
C’est parce que ces crimes sont imprescriptibles qu’une enquête peut être instruite si longtemps après les faits. Mais il a fallu pour cela qu’une plainte contre X soit déposée par l’avocat Pascal Luongo au nom de quatre personnes qui ont en commun d’être rescapées du 22 janvier 1943, ou d’être les descendants d’une des 20 000 victimes d’alors.
Ce sont les Allemands, qui occupent Marseille depuis 1942, qui sont à l’initiative de cette rafle. Mais c’est René Bousquet, secrétaire d’Etat en charge de la police pour le régime de Vichy, qui signe, le 14 janvier 1943, un ordre de mission, six mois après la Rafle du Vel d’Hiv qui avait eu lieu en juillet 1942 à Paris. En tout, 12 000 fonctionnaires français, gendarmes, policiers ou gardes mobiles, sont mobilisés pour la semaine suivante. L’objectif est ce qu’on appelle alors “les vieux quartiers” : sur ces flancs du Vieux-Port, en contrebas de la colline où niche aujourd’hui ce qu’il reste du “Panier”, dévalent les rues les plus vieilles de Marseille, investies déjà 600 ans avant notre ère quand la ville était tout juste une lointaine colonie grecque.
Raser « la verrue de l’Europe »
Les Allemands veulent la destruction des vieux quartiers en représailles d’une série d’attentats, dont celui du 3 janvier 1943 qui fit tomber plusieurs officiers nazis. Or ces ruelles qui serpentent des quais du Fort Saint-Jean jusqu’à la montée des Accoules sont réputées être un repaire de la Résistance, qui a investi un dédale de ruelles et d’immeubles enchâssés les uns sur les autres qui passait pour un bastion de la pègre. De ce quartier qui tire son nom d’une auberge sur les contreforts derrière l’Hôtel-Dieu, Himmler parle comme de “la verrue de l’Europe”. Objectif éradication : Carl Oberg, à la tête des SS et de la police du Troisième Reich pour la France, a exigé, quelques jours plus tôt, “pour l’épuration de Marseille une solution radicale et complète”.
Début 1943, une scène de rue à Marseille, occupée depuis l’année précédente par les troupes allemandes• Crédits : Gamma-Keystone – Getty
Le 23 janvier 1943, SS et forces de l’ordre françaises commencent à l’aube à évacuer le quartier, bouclé la veille. « L’opération Sultan” succède à « l’opération Tiger » : 40 000 personnes contrôlées, plus de 20 000 habitants évacués, 6 000 arrestations en tout. Rapidement, la rafle est étendue au quartier de l’Opéra, à deux pas de l’autre côté du Vieux-Port, où vivent de nombreux juifs, plus près de la synagogue du centre-ville. D’après les chiffres du Mémorial de la Shoah, au total, 1642 habitants seront déportés, dont près de 800 juifs envoyés à Sobibor en Pologne, tandis que ce sera Orianeburg-Sachsenhaussen pour plus de 700 autres – 200 juifs mais aussi 600 « suspects », des étrangers en situation irrégulière, des tziganes, des homosexuels, des « vagabonds » sans adresse ou quiconque n’aurait pu présenter une carte d’alimentation ou sortirait de prison. Et aussi quelques résistants, mais pas Gaston Defferre, le futur maire de la ville, qui cette année-là prend la tête de la branche socialiste de la Résistance dans la région et pousse à créer des milices socialistes de ce côté-ci du centre-ville.
Dans Le Petit marseillais daté du 24 janvier 1943, en première page, la préfecture communique, et raconte par le menu le déroulé de la rafle de la veille – des « opérations d’évacuations qui se sont effectuées sans le moindre incident ». Quiconque se trouverait encore dans le quartier est prié de se présenter instamment au Vieux-Port sur ce qui s’appelle alors officiellement « le quai Pétain ».
Le 24 janvier 1943, sur le Vieux-Port, à Marseille• Crédits : Wolfgang Vennemann, dans les archives fédérales allemandes / wikicommons
Durant la rafle du Vieux-Port à Marseille, en janvier 1943• Crédits : Wolfgang Vennemann via les archives fédérales / Wikicommons
Secrétaire d’Etat à l’Intérieur, René Bousquet est présent le jour de la rafle : sur une photo issue des archives fédérales allemandes, on le voit, le 23 janvier 1943, col de fourrure et cigarette à la main, entouré de Bernhard Griese, le chef de la police allemande à Marseille, et du préfet de région, Marcel Lemoine. Ils sont à l’Hôtel de Ville de Marseille, autant dire à portée de bras de la rafle en train de se faire.
Réunion pendant la rafle le 23 janvier 1943 à l’Hôtel-de-Ville de Marseille, entre René Bousquet, secrétaire d’Etat à l’Intérieur, et Bernhard Griese, à la tête de la police allemande à Marseille.• Crédits : Wolfgang Vennemann / Archives fédérales allemandes via wikicommons
Mais “la solution radicale et complète” de Oberg ne s’achève pas avec le départ pour la Pologne ou l’Allemagne, via Fréjus. Elle implique l’éradication du quartier-même. Le Troisième Reich entend tout simplement le rayer de la carte, avec l’appui de Vichy. Le 1er février, quand tonne la première charge d’explosif, midi vient de sonner à Saint-Laurent qu’on appelle « l’église des Napolitains » et qu’on croirait justement surgie d’un cliché du photographe Mario Giacomelli. Sur les tous premiers clichés du quartier après cette première explosion, le clocher de Saint-Laurent a tenu, mais un épais nuage de fumée flotte au dessus des premières ruelles éventrées. Il faudra neuf jours et des centaines de déflagrations pour voir s’écrouler près de 1500 immeubles – quatorze hectares, soit l’équivalent de vingt terrains de foot.
Dans les jours qui suivent, un reportage diffusé dans « France actualité » (dont la date référencée par l’Ina sur Youtube est inexacte) évoque des « travaux de démolition activement poussés » qu’on a filmés de près :
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