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SOUVENIRS D’UN ENFANT DURANT LA DERNIERE GUERRE

DANS LA CAMPAGNE NORMANDE.

            Je suis né début 1938. Mon enfance s’est passée durant la guerre. Je conserve des souvenirs assez précis et vivaces des premières années de mon existence. Comme tous les enfants à cette époque, nous avions l’esprit vierge, non marqué, formé (ou déformé) par les médias, en particulier audio-visuels, internet et les réseaux sociaux.

            Ce sont des souvenirs directs, vécus, non virtuels.

            Des faits marquants d’abord, certains graves :

 

            –  Le retour de mon père en septembre 40. Parti le 3 septembre 39 rejoindre le 3ème régiment du génie d’Arras, en première ligne. Grièvement blessé prés de Guise dans l’Aisne. Rapatrié à l’hôpital de Flers  d’abord, puis devant l’arrivée des Allemands , en zone libre, à Biarritz .  (J’ai par la suite été adopté comme Pupille de la Nation par le Tribunal Civil d’Avranches).

– Le souvenir des Allemands partout. L’image d’un groupe (un régiment ?) stationnant dans un champ près de la ferme de ma grand-mère. Rapports distants entre occupants et occupés, empreints de réserve méfiante de part et d’autre. J’ai en mémoire un petit homme aux cheveux gris, longs et frisés, venant du nord de la France, qui s’affichait ouvertement avec les occupants, paradant sur leurs véhicules.  Il était  heureusement bien seul .

– La grande frayeur dont fut victime mon oncle, membre du réseau de résistance Tabur, lors de l’arrivée brutale de la Wehrmacht et la fouille approfondie de sa ferme, à la recherche d’armes devant toute la famille maintenue au respect, face au mur, y compris mes cousins âgés de quelques années, seul le plus jeune, Roland : il était dans son landau  et n’avait que quelques mois !. Il s’en ait fallu de peu, de quelques centimètres pour que les Allemands ne mettent la main dans la cheminée sur le poste émetteur-récepteur qui y était caché. Si cela avait été le cas, que se serait-il passé ? Le pire sans doute.

            La vie quotidienne continuait malgré tout avec un côté heureusement plus rose, quelque peu bucolique même. Les travaux à la ferme, les animaux, la fenaison, la moisson, les repas pris sous les pommiers à la belle saison, où tout le monde était réuni, patrons, employés, anciens et enfants.

            Et puis aussi l’adaptation aux situations nouvelles : le tabac cultivé en cachette, les topinambours, les pneus pleins des vélos, les voitures à gazogène, les sandalettes confectionnées par un ouvrier dans du cuir ou des pneus  de récupération.

            On parlait  avec admiration de la famille Thomas  au village de Glatigny , qui courageusement cachait une petite fille juive, Esther Rosenthal, et prenait des risques.

Arrivait l’exode précédant le débarquement des Alliés. Les tracts annonçant les bombardements, largués à la campagne, au lieu de tomber sur la ville. Les Avranchinais se réfugiaient dans les fermes.

Chacune d’elle accueillait au moins une, voire plus, de familles désemparées de la ville voisine. A la maison c’étaient les Harel, chez  ma grand-mère, les Lesongeur, Bouteloup, sans oublier une famille réfugiée  de Péronne dans  la Somme, les Maison.

Comme l’écrit Alfred Marie dans son ouvrage « Avranches-souvenirs de l’occupation et de la libération »- Editions de l’Avranchin, 1949 : « ..à Saint Loup, l’abbé Bourget, professeur à l’Institut Notre Dame, et qui sera curé de Genêts en 1949, avait assumé la charge de chef de secteur, dont il s’acquitta avec un allant et un savoir-faire admirables. En termes très cordiaux avec l’excellent maire, Pierre Lottin, il était aussi très apprécié des habitants que de nos compatriotes. Deux hommes, intelligents et zélés, facilitèrent grandement sa tâche : Mr Costard, directeur de la BNCI, et son fondé de pouvoirs, Mr le Goasdès. Saint Loup compta au début 600, plus tard 500 réfugiés… » (faisant plus que doubler sa population !)

Le départ le soir quand  tout le monde, hommes, femmes, enfants allaient coucher dans des granges et  dans la paille. Les prières émouvantes et spontanées.

            Les tonneaux enfouis en terre où l’on rangeait les choses précieuses, vaisselle, draps, bibelots, ,etc…  Les tranchées creusées qui se révélèrent des piéges mortels pour certains, à Saint Quentin sur le Homme, commune voisine où toute une famille y fut décimée par un éclat de bombe ou obus.

            Les bombardements suivis dans le ciel, chacun retenant son souffle. « Avranches au bûcher » pour reprendre les mots du directeur (et fondateur) de la Manche Libre, Joseph Leclerc. Je revois la rue de la Constitution, immense champ de ruines avec mon père qui se rendait au M.R.U.( Ministère de la reconstruction et de l’Urbanisme). Les baraques de la place Valhubert et de la  cité de la Turfaudière. Le mitraillage de camions allemands dans le village voisin, la Miandière à Saint Ovin, avec des morts.

              L’arrivée des Alliés, des Américains à Saint Loup le 31 juillet 1944. Ils arrivent ! La nouvelle se répandit comme trainée de poudre. Je m’en souviens bien.

 J’étais dans la cour de la ferme de ma grand-mère.  Toute la famille et les habitants du village se portèrent  à leur rencontre dans le bourg.Les cloches sonnaient. Les jeunes filles embrassaient les vainqueurs et leur offraient des fleurs. Les cigarettes à profusion, le chocolat, le chewing-gum bien sûr… .Je revois des soldats noirs. Pour la plupart des Normands, c’était la première fois qu’ils voyaient des gens de couleur. Sur la photo, le conducteur du char parait tout jeune. Ils descendaient la route principale du village. D’où venaient-ils ?: sans doute d’Avranches avec la percée victorieuse  des blindés du général Patton, libérateur de la ville (une grande et belle stèle de granite y  commémore l’évènement). Où allaient-ils ? Vers le sud du département, peut-être vers Mortain où ils devaient faire face plus tard à une bien meurtrière et destructive contre-offensive allemande ?

La liesse de la Libération. Les petits drapeaux de papier.

            L’instituteur nous avait rassemblé auprès du monument aux morts avec une couronne de fleurs en forme de croix de Lorraine,  et nous parlait gravement de la guerre, de la Libération, de la liberté, de la démocratie. Mr Georges Vimond, c’était son nom. Le souvenir de mon ancien « maître d’école »m’a marqué. Il venait de Saint Lo. Sa fille Annie m’a confié : « …le 6 juin 1944, Saint Lo rasé. Des bombes et des bombes ! Ce fut un exode douloureux à pied, vers la côte ouest, dans leurs deux familles, une gamine dans un landau, quelques bagages et l’incertitude au ventre. En mai 1945, papa fut remobilisé à Saint Lo, c’était pour encadrer des prisonniers allemands. Puis il était nommé à Saint Loup. Mes parents étaient complétement démunis et c’est bien grâce à la générosité et l’amitié des habitants que leur vie a pu recommencer. Quelle solidarité et quelle chaleur humaine, jamais revue ailleurs. C’était une période de grand bonheur, malgré le dénuement général car tout le monde manquait de tout. Il y avait un système de « tickets de rationnement » distribués en mairie… »(dont s’occupait l’instituteur, aussi secrétaire de mairie, aidé en cela par son épouse).

L’arrivée des Alliés, et spécialement des Américains, outre, et c’est le plus important, qu’ils nous avaient libérés, allait avoir des conséquences énormes dans le mode de vie et les habitudes de la population locale, et certainement bien au-delà, dans les domaines économiques, sociaux, culturels. On voyait de nombreux fameuses jeeps et camions GMC qui roulaient sur les routes, plutôt habituées aux sabots des chevaux. Les tracteurs américains John Deere (verts) et surtout Massey Ferguson (rouges) allaient rapidement arriver dans notre pays (grâce au plan d’aide Marshall). Mais mon père et mes oncles étaient émerveillés par le nouveau machinisme, souvent sophistiqué, les engins du génie, tracto-pelles et autres pelleteuses, eux qui ne connaissaient guère, outre les machines agricoles traditionnelles, les faucheuses et charrues quand même assez sommaires, plutôt habitués aux fourches, pelles et pioches ! Dans le domaine plus féminin arrivèrent vite aussi les machines de cuisine, d’abord simples et modestes, en particulier les cuisinières et fours, et aussi pour ce qui est de l’habillement, la confection en série, qui allait vite remplacer les anciennes et bien sympathiques couturières qui allaient de ferme en ferme. Non sans quelque regret. On semblait mettre en cause la qualité, résistance et solidité de ces nouvelles choses et en regrettant quelque peu  ce qui avait été fait auparavant  de façon plus artisanale et manuelle ; en disant  : « c’était de la fabrication d’avant guerre ! » . Mais inéluctablement  le    « nouveau monde » était bien arrivé chez nous.

         Les Allemands vaincus. Je pense à une colonne de prisonniers les mains sur la tête,  injuriés au passage par le cafetier. Certains disaient   avec plus de mesure et de courage aussi : « Ils sont vaincus et c’est tant mieux, mais ils ont souffert comme nous, sans doute plus que nous. Respectons-les au moins ! ».

Un vieil ami, qui possédait une ferme au village des Brousses à Saint Loup, et avec lequel je parlais de tout cela, me disait qu’à la fin de la guerre, les soldats allemands étaient désemparés, ne savaient que faire et où aller. Certains se présentèrent à sa ferme, en haillons, affamés, apeurés. Pris de pitié, sa famille leur offrit à manger. Devant leur désarroi, il leur dit : « allez vous rendre aux Alliés, vite, vite! »

Toujours après la guerre, allant avec mes parents en voiture à Mortain, un trajet actuel d’environ une heure mais qui me sembla une expédition, je fus marqué arrivant dans la ville qui avait été bombardée de voir une troupe de prisonniers allemands déblayer les décombres  de maisons démolies, et remuer de lourdes pierres, l’air triste et abattu, encadrés et surveillés de près  par des soldats, l’arme à la main.

            Témoignages étonnés de gens ayant vu des femmes tondues en ville. Je me souviens que des hommes de ma famille qui pourtant comme on dit « en avaient vu d’autres ! » avaient été marqués par ces spectacles et les hurlements et vociférations de la foule. Les règlements de compte semblent  cependant avoir été assez limités.

Mais certains qui étaient censés avoir fait du marché noir et s’être enrichis, étaient montrés du doigt. Et mêmes certains durent rendre des comptes.

            Je revois les armes de guerre que l’on trouvait partout, y compris les armes blanches,(baïonnettes), les munitions, les douilles d’obus et les balles, En particulier les douilles d’obus, en laiton, bien astiquées et brillantes allaient longtemps orner les manteaux de cheminée ou  étaient posées sur des meubles, dans les maisons.

On savait reconnaitre les casques allemands et américains bien différents, les masques à gaz, les toiles de parachutes dans lesquelles on confectionnait des robes ou des jupes…Dans l’une d’elle a été fabriquée la chasuble que porte l’évêque du diocèse lors de cérémonies religieuses commémoratives, pour la Paix.                                                                   On parlait d’accidents, souvent graves, même mortels dûs aux manipulations imprudentes ou inconscientes de ces engins, malgré les recommandations, même et souvent par des enfants.

            Les prisonniers revenaient et nous allions les attendre à la gare.

            Je revois un cousin montrant un affreux morceau de pain noir et dur qu’il avait ramené, l’ordinaire du camp.

            On parlait du général De Gaulle, le héros, le libérateur, le grand homme (trop grand ?) avec beaucoup de respect, mêlé (déjà) d’un léger agacement. Les « vive la France, suivis de vive de Gaulle ! » .

            On lui opposait le général Leclerc, peut-être plus proche, plus humain. Avec mes cousins, nous avions l’effigie des deux hommes en petits soldats de métal que ma tante se procurait au magasin de jouets « Le petit Paris » où elle fournissait beurre et œufs. De Gaulle au garde à vous faisant le salut militaire, Leclerc avec son écharpe blanche, appuyé sur sa canne. Quand il est mort dans un accident d’avion en 47, j’ai vu des femmes pleurer.

            Ce sont des souvenirs simples, de faits et de gens qui ont fait simplement, modestement ce qu’ils croyaient devoir faire, face à des événements souvent difficiles et imprévus  qui souvent  les dépassaient. Mais ils ne semblaient pas désespérés même aux moments les plus noirs.

            Les Anciens Combattants de la guerre 14-18, la Grande Guerre, qui avaient connu l’enfer de  Verdun et les tranchées, les rescapés, se moquaient volontiers des  combattants  de 39-45 . Je me souviens de l’un d’eux, le Père Lemarchand qui disait : « Les soldats d’à c’t’heure, des soldats d’papier ! »

            J’ai surpris mon père, qui s’exprimait peu, quelques mois avant sa mort, se disant à lui-même en pleine lucidité, à moins que ses paroles ne m’aient été  destinées (nous étions seuls) : « Non, les soldats de 39-45 n’ont pas été de mauvais soldats.»

            C’est à lui  et à tous les courageux combattants anonymes  que je dédie ces quelques lignes. Ce ne sont pas eux les responsables de ce que l’on a appelé « la drôle de guerre » ou selon l’ouvrage de Marc Bloch (1886-1944): « l’étrange défaite ».

Lui, grièvement blessé  dans l’Aisne, replié et longtemps soigné à l’hôpital de Biarritz,   en zone libre. J’ai été adopté comme pupille de la Nation.

Il y a une vingtaine d’années j’ai adhéré à l’association : « les fleurs de la mémoire » fondée en 1984  par Frank Towers, un vétéran américain et Claude Lavieille, un chaleureux journaliste de la Manche, et qui demande à ses adhérents de fleurir de temps en temps, au moins le jour du Memorial Day, célébré le dernier lundi du mois de mai aux USA,  la ou les tombes de soldats alliés, dans les cimetières militaires qui parsèment, trop nombreux ! notre région. Ainsi, pas d’une façon régulière, je l’avoue, je dois parrainer, fleurir et avoir une pensée pour Roland A. Barril, du Massachussets et Georges.T. Kucharik, de l’Illinois, deux très jeunes hommes, venus nous libérer et qui reposent à jamais en terre normande, au cimetière américain de Saint James, au milieu de 4410 de leurs frères (4327 croix latines mais aussi 81 Etoiles de David).

Nos parents et compatriotes ont vécu pendant plus de quatre ans des épreuves et difficultés souvent énormes. Mais ils ne me semblent pas, malgré la violence et dureté des évènements, avoir été complétement désespérés .Ils ont su panser les plaies, si douloureuses soient-elles, et courageusement reconstruire  dans tous les domaines et tous ensemble. La paix est revenue avec la réconciliation en Europe. Cela a duré près de 80 ans. Depuis deux ans la guerre à nouveau fait rage à nos portes. Pensons au passé et aux leçons  de l’histoire. N’oublions jamais !

Michel NORMAND

50380 Saint Pair sur Mer

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