Février 2024
UFAC – Newsletter #9 |
L’Histoire est indéboulonnable
As-tu vu la casquette, la casquette,
Voici le chant militaire, La casquette du père Bugeaud, que les Zouaves de l’armée d’Afrique chantaient en 1846. L’utilisation du mot « père » était une marque de sympathie, pour ne pas dire d’affection. Aujourd’hui, la maire de Paris souhaite débaptiser l’avenue Bugeaud, estimant que ce dernier fut « coupable en Algérie de ce qui serait aujourd’hui qualifié de crimes de guerre ». Une fois de plus, l’on juge des événements qui se sont produits il y a presque deux siècles avec nos yeux et nos lois d’aujourd’hui. Lorsqu’en Afghanistan, à la fin de l’hiver 2000-2001, pour des raisons plus identitaires que religieuses, les Talibans détruisirent à l’explosif les Bouddhas de Bâmiyân, le monde entier exprima son indignation devant ce « crime contre la culture » perpétré par des barbares. En 2020, à Bristol, en Grande-Bretagne, on déboulonnait des statues et à Oxford, on menaçait de le faire, cédant ainsi à une déferlante iconoclaste déclenchée par la mort de George Floyd à Minneapolis aux États-Unis. En effet, c’est à un mouvement mondial antiraciste auquel nous assistons, qui s’est répandu plus vite que l’épidémie de la Covid et qui, symboliquement, réclame la destruction de toutes les statues honorant des personnalités qui ont, de près ou de loin, pratiqué ou favorisé la traite négrière et l’esclavage. Mais d’une part, ceux qui manifestèrent à Oxford n’avaient en aucune manière été victimes de ce qui fut longtemps et dans beaucoup d’endroits un système juridique et social au service de l’économie et d’autre part, s’agissant particulièrement de la Grande-Bretagne, qui le pratiqua et l’utilisa abondamment pour étendre sa puissance, sans ce système, Oxford n’existerait certainement pas. Le « débat », si l’on peut parler ainsi, car bien qu’étant citoyens de pays démocratiques, et cela quelle que soit leur origine, les iconoclastes en cause ne le pratiquent guère, est arrivé en France dès juin 2020 où il a pris pour cible la statue de Jean-Baptiste Colbert, instigateur du Code noir, cadre juridique de l’esclavage dans les colonies françaises, rédigé sous Louis XIV et publié deux ans après la mort de son auteur. Cette statue est d’autant plus symbolique qu’elle est située devant le fronton de l’Assemblée nationale, le « temple » de la République. Le cas de Colbert est particulièrement intéressant. En effet, entièrement dévoué à son roi, symbole de la monarchie absolue, il s’est vu transformé en mythe du grand serviteur de l’État par la troisième République, elle-même grand artisan de la construction de l’empire colonial français. Le personnage transcende donc la monarchie et la République pour se confondre avec l’Histoire de la France. Or, l’Histoire de notre pays est une. On ne peut la découper en rondelles ; il faut la prendre tout entière ou la laisser. C’est Marc Bloch qui disait[1] : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » La Révolution française déjà s’était attaquée aux statues. Elle a défiguré nombre de nos monuments en décapitant nos rois de pierre, en particulier dans nos églises et sur les façades de nos cathédrales. Pour autant, a-t-elle fait disparaître ceux-ci de notre Histoire dont ils occupèrent plus de mille années ? Les visiteurs ne se pressent-ils pas toujours à Versailles, Fontainebleau, Chambord ou Chenonceau ? Mais, pour revenir au seul sujet de l’esclavage, quels sont les pays qui, à un moment ou à un autre de leur histoire, ne l’ont pas utilisé ? Pratiquement tous les pays européens y ont eu recours, les États-Unis, évidemment, mais aussi nombre de peuplades (plutôt que de pays) arabes, africaines ou asiatiques. Les campagnes et razzias des pirates et corsaires barbaresques se sont étendues le long des côtes européennes de la mer Méditerranée pendant des siècles (sacs d’Ostie et de la Basilique Saint-Pierre de Rome en 846, de Trogir en 1123, d’Otrante en 1480) et dans l’océan Atlantique (raids sur l’Islande en 1627), mais aussi au large avec la piraterie contre tous les navires chrétiens. À chaque fois, une moisson d’esclaves européens était saisie et ramenée chez eux par ces pirates. Le débat tournait-t-il vraiment autour d’une juste vision de notre Histoire quand fut détruite, le 22 mai 2020, à Fort-de-France (Martinique), la statue de Victor Schoelcher, promoteur de l’abolition de l’esclavage en 1848 ? Ou bien n’était-ce pas plutôt la manifestation d’une vision « racialisée » de cette Histoire préférant mettre en avant des militants nationalistes plutôt qu’un député blanc ? Cependant, on peut admettre que des statues comme celle d’Hitler, de Staline, de Ceausescu ou de Saddam Hussein aient été déboulonnées. Mais elles le furent par ceux qui eurent directement à souffrir des agissements de ces tyrans qui n’hésitèrent pas à asservir leur propre peuple. Faire la part entre la nécessaire transmission du passé quel qu’il fut, l’indispensable travail de mémoire, et le refus de célébrer les personnages dont la pensée ou le comportement n’honorent pas notre pays, ne peut résulter que d’un sérieux débat mêlant citoyens, élus, enseignants et historiens et non pas de coups de force à vocation médiatique plus que mémorielle. Dans ce dernier cas, l’on pourrait aussi détruire tous les châteaux fréquentés par Louis XIV, l’affreux instigateur du Code noir, à commencer par Versailles. Mais ce débat ne doit pas devenir l’alibi d’une racialisation à l’américaine. Il existe peut-être, sans doute, dans certains de nos paysages urbains, quelques statues de figures ayant été acteurs de notre passé colonial voire esclavagiste. Il faut peut-être en dresser l’inventaire et, localement, si et seulement si la question se pose et après une complète et précise explication donnée au public sur leur origine, décider par des voies démocratiques (référendum local, décision du conseil municipal en séance publique ?) de leur élimination ou de leur conservation. En réalité, la clé de cette question réside dans la phrase citée dans le film documentaire de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet sur l’esclavage[2] : « Rien ne nous empêcherait d’être ensemble les héritiers de deux passés, si cette égalité se retrouvait dans le présent. » Gilbert ROBINET Conseiller technique du secrétaire général de l’UFAC La teneur des propos de ce texte n’engage que la responsabilité de son auteur
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