Monsieur le Président de la République, entendrez-vous notre appel, serez-vous enfin le Président qui reconnaît le sacrifice suprême de ces destins brisés ?
« Une enfance volée » ce sont les mots d’une fillette de huit ans qui a connu les affres de l’internement politique de son Père, a vécu dans la peur, dans l’angoisse de cette Famille aimante et dévouée à la Mère Patrie.
L’enfance, cette période baignée par l’amour des parents, l’insouciance et la gaieté, ce qui doit être l’apprentissage de la vie et forge à jamais notre avenir d’adulte, ce récit vous livre nos peurs, nos angoisses, nos souffrances larvées mais ravivées au seuil de notre fin de vie !
Comment peut-on-refuser de nous entendre et nous ignorer, ne pas aider ces Pupilles de la Nation à enfin apprivoiser les souffrances endurées durant l’enfance ?
Pupille de la nation, fille de Jean-Mathieu Leccia, interné politique au Bas-Fort Saint Nicolas, à la prison Saint-Pierre, aux prisons centrales de Nîmes et d’Eysses, mort en internement
Témoignage rédigé par Madame Claire LARMON, modifié par Néo VERRIEST au profit de ses recherches sur la déportation
« Un jour de février 1941, des bruits sourds résonnent rue Omayen, au numéro 18. L’incursion brutale d’hommes en veste de cuir noir, couverts de sombres chapeaux, devant l’immeuble le long du trottoir, cette voiture imposante incongrue dans le décor.
La frayeur envahie la fillette de huit ans que je suis, puis le regard de mon père me dicte d’aller chercher un paquet de cigarettes. Course prétexte, dernier recours de mise en garde pour ceux qui doivent venir chercher leur part de bravoure : une pile de tracts soigneusement ficelée et posée sur le marbre rose de la commode de la chambre de mes parents, des tracts dénonçant la trahison du gouvernement de Vichy.
Ma présence sur le trottoir, assez « insolite » doit permettre de signaler le danger. A mon retour, je me jette dans les bras de ma mère, pour lui signaler que personne ne rode devant la porte d’entrée, alors que les individus s’affairent à mettre l’appartement sens dessus dessous, perquisition oblige ! Lorsque les policiers l’enjoignent à le suivre, un furtif soupir de soulagement s’échappe de la bouche de mon père. Il enfile la veste d’un de ces bleus de travail qu’il revêt à longueur d’année, coiffe son inséparable casquette de drap. Les adieux sont pudiquement brefs. Nos voisins de palier, alertés par ce remue-ménage tardif chuchotent compatissants, « un si brave homme ».
Nous ne comprendrons que quelques jours après pourquoi le tintement tant redouté de la sonnerie du 18 n’a pas eu lieu. La presse titre « Arrestations de militants notoires. Démantèlement d’une organisation clandestine ». Un des contacts, camarade anonyme, n’a pas pu, pas su se taire. Ce même homme que, familièrement et secrètement nous affublons du sobriquet moqueur « pardessus court », en référence à la longueur de son vêtement peu calqué sur les critères de la mode du moment.
Et reviennent en mémoire les inquiétudes du pauvre diable sermonnant mon père en lançant « un enfant, c’est risqué ! », à ma vue, langue tirée, appliquée à replacer par ordre alphabétique des lettres de caoutchouc, imprimerie de fortune, à partir de laquelle s’impressionnent sur des bandes de papier gommé, des papillons hors de saison qui fleurissent en cet hiver, dans cette banlieue marseillaise pour appeler à ne pas courber le front, à ne pas baisser les bras, à croire en des lendemains qui chantent.
Ce soir dans la chambre, le marbre de la commode est désespérément vide de pile de tracts qui le jonchaient encore la semaine dernière. Pour moi, des tas de feuillets sagement empilés, pour les sbires de Vichy, une preuve de trahison envers l’État Français et ses décrets lois. Émerger lentement des nimbes de l’enfance, s’extraire avec souplesse de son douillet cocon, sans coup-à-coup, en douceur, par petites touches faire connaissance avec la cruauté, l’injustice, par petites doses goûter à la rancœur, à la haine. Connaître les bienfaits d’un rire insouciant et ignorer qu’existe encore le malheur. Mais j’ai neuf ans et cette année 1941, un père qui a du cœur et Pétain avait fait le don de sa personne à la France !
La ville s’éveille, elle émerge lentement des torpeurs de la nuit, bien avant l’apparition des blafardes lueurs de l’aube. Silencieusement, les portes de l’immeuble s’entrouvrent sur des corridors obscurs où flottent en permanence des relents de gaz auxquels se mêlent, selon l’heure, l’arôme du café ou la caractéristique odeur de soupe de légumes. Des ombres pressées, musette en bandoulière, se glissent pour converger, précédées par leur souffle embué, vers les premières rames de tramway qui s’ébranlent, grinçantes et brinquebalantes sur leurs rails verglacés, prêtes à accueillir leurs taciturnes habitués, encore courbatus du labeur de la veille, arrachés avec peine à leur profond sommeil, havre d’oubli. Les formes massives de la raffinerie avec ses gigantesques cheminées se devinent, imposantes, effrayantes, fantasmagorie nébuleuse dans ce lever du jour.
L’air incisif me fouette les mollets, ma mère resserre frileusement son châle de laine autour de ses épaules. Parties tôt le matin, nous avons déjà traversé toute la ville pour aboutir au port et grimper jusqu’au fort. Tout m’est inconnu, tant les lieux mais surtout l’atmosphère, oppressante, différente de celle dans laquelle j’évolue en temps ordinaire. Sevrée de la quiète et rassurante habitude, je presse très fort la main de ma mère, quémandant par ce geste un peu de réconfort.
Après bien des heures d’attente, au bout d’interminables pourparlers déroulés dans un climat malveillant, clôturés par l’interminable fouille, nous pouvons enfin approcher mon père arrêté depuis une longue semaine. Nous retrouvons un homme à la face tuméfiée, aux yeux cernés mais toujours brillants, un père au corps raidi qui demeure debout, le temps d’une brève entrevue. Peu de mots sont échangés, mais quelle dignité dans l’attitude de ces deux êtres, leurs regards confondus, se disant tout ce que les bouches taisent parce que trop crispées pour ne pas crier, hurler leur douleur, leur colère. J’accepte au moment du départ quelques pièces de monnaie que l’un des hommes présents à la « visite » me glisse dans la main après un léger tapotement à la joue. Ainsi, nous allons, poussées par la morsure de l’hiver, par la nuit tôt venue, courant presque en cette fin d’après-midi de février 1941, nous allons, ma mère devant, moi dans son sillage, silhouettes menues, voire malingres, toutes deux hébétées par les événements de la journée, saoules de pleurs retenues, chacune à notre manière revivant notre première confrontation avec l’univers carcéral : ma mère exténuée, une brûlure lui labourant la gorge, révoltée, la rage lui cognant au cœur, moi interrogative, frissonnante de cette peur collée à la peau depuis ce matin.
Je ne me doute pas de l’étonnement pour ne pas dire de l’effarement inscrit dans le regard des élèves de ma classe à l’annonce de l’internement de mon père. Lorsque l’heure de la rentrée scolaire arrive, c’est la même hantise dans l’attente du questionnaire rituel s’informant de la profession du « chef de famille ». Savoir vite, très vite rajouter au « Mon père est en prison », le libérateur, triomphant « en tant que détenu politique ». Après cette petite phrase débitée d’une seule traite, je peux enfin lever la tête bien haut, faire face à tous ces minois stupéfaits, choqués, que m’importe l’honneur est sauf ! Un père écroué certes, mais dignement.
C’est alors tout un apprentissage de la rébellion, ce plaisir paradoxal qui serre au ventre et remplit d’aise tout à la fois : arriver sciemment en retard le matin à l’école afin de « sécher » ce salut au drapeau scandé d’un « Maréchal, nous voilà ! », que mes lèvres scellées se sont toujours obstinément refusées à laisser passer.
Un 14 juillet, nous débarquons d’un train, gare de Nîmes, un coquin ruban tricolore noué dans les cheveux, je joins ma voix d’enfant à celles des femmes pour entonner une Marseillaise à l’intention de leurs emprisonnés. Pour l’instant, passantes attardées, nous n’aspirons plus qu’au refuge du logement qui nous attend là-haut, au deuxième étage de cette rue ouvrière pompeusement appelée boulevard : refermer la porte sur cet extérieur hostile, retrouver la chaleur des habitudes, les formes sécurisantes du mobilier et laisser enfin couler des pleurs brûlant aux yeux de n’avoir pu se répandre plus tôt. Nous renouvelons régulièrement nos venues en prisons, dans différents sites carcéraux. Nous hantons tant de ces bâtiments noirs, d’autres couloirs suintant l’angoisse, que notre élan serait encore et toujours stoppé par ces séparations barreaudées, derrière lesquelles en point final les attendrait le même sourire confiant du père, éclairant un visage chaque fois plus émacié.
Un jour de printemps, ma mère me confie à demi-mot que mon père est mort dans d’atroces souffrances, après trois ans d’internement, quelques jours avant son éventuel départ pour les camps de la mort. Il est coupable d’une trahison qui doit se commuer en héroïsme et justifier l’apposition, bien plus tard, de cette plaque d’émail bleu et blanc, avec deux dates accolées, résumé d’une vie bien trop brève et en filigrane, l’histoire d’une enfance volée. Les années sont passées, après le temps des secrets arrive celui de la Mémoire. Croisant mon histoire, dont la coucher sur papier sera tellement libératrice, à celle d’enfants, qui ont l’âge que j’avais lorsque le fracas de la perquisition s’est abattu sur nous, je me suis investie ne serait-ce que pour mon père qui a payé de sa vie la Liberté des autres. Aujourd’hui encore, lorsqu’en pèlerin je parcours ce quartier sur lequel la griffe du temps n’a eu que très peu prise, je suis accompagnée par une frêle enfant qui me confie sa main et je règle mon pas au sien, nous faisons une halte au numéro 18, nous levons nos regards vers le second étage. Puis nous nous séparons à l’angle du boulevard, là où brille la plaque d’émail que dans mon souvenir je situais plus haut.
Nous remontons à présent une bien morne rue, bizarrement nommée « rue Bleue ». Tout y était gris pourtant, tant les renfoncements des portes cochères que les trottoirs aux faméliques éclairages, la chaussée vide de circulation. Seule la devanture d’une alimentation jette une réconfortante clarté sur ce cadre crépusculaire. Tacitement, nous faisons halte devant la boutique. J’y pénètre pour en ressortir peu après la main serrée sur des sucreries. Je viens d’y troquer les piécettes données en prison contre un assortiment de bonbons. Mais fugace, surgit le souvenir de cette lueur dans l’œil du père quand l’homme, son tortionnaire me tend dans ma main innocente son indécent cadeau. Ensemble, nous reprenons le chemin pressant davantage le pas. Encore une traverse obscure, nauséabonde avant de déboucher sur l’immeuble. Ma mère se retourne vers moi pour m’associer à son soulagement et me surprend, main grande ouverte, jetant à la rigole la poignée de bonbons. La faible luminosité laisse deviner la ferme détermination qui anime mon visage et ma lutte farouche pour maîtriser le tremblement de ma lèvre inférieure aux prises à des sanglots trop longtemps contenus. « Ils ne te plaisent pas », questionne ma mère, je lui chuchote furtivement, comme un dernier aveu : « Ils sont amers ».
Claire
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