PORTRAIT. De champion des bassins à déporté par les nazis, le destin d’Alfred Nakache, « le nageur d’Auschwitz »

FRANCE TV Sport :Publié le 27/01/2021 à 07:00 , modifié le 27/01/2

En 1946, Alfred Nakache affiche son légendaire sourire, malgré les drames qu’il vient de vivre. | AFP

Le 27 janvier 1945, le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau était libéré. Cette date est, depuis, dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Alfred Nakache est de ceux-là. Revenu de déportation, celui qui sera surnommé le « nageur d’Auschwitz » détient l’un des plus beaux palmarès des bassins français.

Peut-on devenir l’un des meilleurs nageurs de l’Histoire tout en ayant la phobie de l’eau ? Si l’on en croit la vie d’Alfred Nakache : oui. Et ce n’est pas le seul exploit réalisé par le Français, qui fut l’un des 10 athlètes à participer aux JO de 1948 après avoir pris part à ceux de 1936. Entre temps, Alfred Nakache avait connu la déportation dans le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, avant d’en revenir, après avoir perdu 40 kilos. Ce qui ne l’a pas empêché de replonger dans les bassins, bien qu’il ne les ait jamais vraiment quittés, même à Auschwitz.

La star des bassins

Né dans une fratrie de 11 enfants en 1915, Alfred Nakache grandit dans une famille juive de Constantine en Algérie. « Tout jeune, il détestait l’eau. Grâce à deux militaires basés à Constantine qui avaient participé aux Championnats de France de natation, il a réussi à aimer la natation », raconte son frère Robert dans un documentaire de 2001. Le destin du petit Alfred vient de basculer. Bien aidé par son physique impressionnant et son buste saillant, il s’épanouit vite dans les bassins, que ce soit en natation ou en water-polo, avec ses frères. A 16 ans, le voilà déjà champion d’Afrique du Nord. L’heure est donc venue d’aller défier les gros poissons à Paris.

Dans la capitale, Alfred Nakache vient aussi pour les études avec le bac en bout de ligne. Autour de lui, le climat se détériore dans la France des années 1930. « On est dans un contexte de poussée nationaliste, xénophobe, antisémite », contextualise Hubert Strouk, historien du Mémorial de la Shoah à Paris. Pas de quoi effrayer le jeune homme qui ne cachera jamais sa religion. Dans les bassins, tout va bien pour celui qui popularise la brasse papillon. En septembre 1934, pour ses deuxièmes championnats de France, il termine deuxième derrière la légende Jean Taris sur 100m, à 18 ans. En 1935, il s’empare du titre. Le premier d’une collection de 21 médailles nationales. En 1936, après avoir battu le record d’Europe du 4x200m, Nakache prend la direction des JO de Berlin.

Alfred Nakache, ici lors d’une course en 1946, a popularisé la nage papillon. © AFP

Un choix courageux pour celui qui ne cache pas son judaïsme. « Quand on regarde, il y a beaucoup d’athlètes juifs à ces JO de Berlin finalement, relativise Caroline François, historienne du Mémorial de la Shoah. Certains ont pris parti de ne pas aller à Berlin. Alfred Nakache ne s’est pas vraiment positionné. Il a fait partie de la délégation. Ils ont des informations  mais ils ne savent pas tout ce qu’il se passe en Allemagne à ce moment ». Avec le relais 4x200m français, Nakache termine 4e, juste devant les Allemands, mais pas sous les yeux d’Hitler, comme la légende le raconte. En réalité, vexé de ne pas voir plus d’Allemands sur le podium, et irrité à l’idée de devoir récompenser des athlètes noirs, le Führer n’assistait plus aux épreuves.

De l’Occupation à la déportation

Fort de cette première olympiade, Alfred Nakache poursuit son entraînement et ses études, tout en empilant les titres et divers records. En 1937, alors qu’il doit participer à un relais européen contre les Etats-Unis avec deux Allemands, il est victime de pressions : les Nazis ne veulent pas voir leurs athlètes concourir aux côtés d’un Juif. Il renonce, pour cette fois. Deux ans plus tard, Alfred Nakache sort major de sa promo et devient professeur d’éducation physique au lycée Janson de Sailly à Paris. Mais le grand train de l’Histoire vient enrayer cette ascension linéaire. La guerre éclate.

Engagé dans l’aviation, Alfred Nakache s’installe en zone libre après la défaite, à Toulouse. Dans son malheur, il découvre à Toulouse le club de natation des Dauphins du TOEC, l’un des plus prestigieux du pays. Nakache y signe. Autour, la situation se dégrade. « A partir de l’arrivée au pouvoir de Pétain, on entre dans une législation antisémite, notamment via le statut du 3 octobre 1940, qui interdit aux juifs d’exercer un certain nombre de fonctions », situe Hubert Strouk. C’est le cas d’Alfred Nakache, à qui il est interdit d’exercer son métier de professeur.

Paradoxalement, il peut continuer à nager et représenter la France en compétition. En 1941, il bat même le record du monde du 200m à Marseille. Des exploits relatés par la presse sportive. « Il est félicité souvent dans la presse, et provoque un vrai engouement, explique Caroline François. Tout ça en pleine guerre. Il fait même partie d’une tournée de promotion de la natation en 1941 organisée par Vichy, qui fait toute l’Afrique du nord. Le sport, pour le régime, est très important et Nakache fait partie des personnalités choisies par le régime pour le promouvoir ». En 1942, « le Juif Nakache », comme l’appellent ceux qui le dénigrent, glane cinq titres aux championnats de France. Le pied de nez de trop.

Naissance du « nageur d’Auschwitz »

« Joseph Pascot, qui est profondément antisémite, est nommé commissaire [général à l’Éducation générale et aux Sports] le 18 avril 1942. La politique sportive change », avance Caroline François. Ainsi, on interdit à Alfred Nakache de participer aux championnats de France de 1943. En soutien, les nageurs du TOEC refusent de s’aligner. L’affaire fait grand bruit. Convoqué à la fédération, Alfred Nakache est alors averti que l’étau se resserre autour de lui. « Il avait beau être champion, il n’en restait pas moins juif aux yeux des autorités de Vichy », rappelle Hubert Strouk. En décembre 1943, il est finalement raflé chez lui avec sa femme et sa fille de deux ans. A-t-il été dénoncé par le nageur Jacques Cartonnet, rival et collaborationniste notoire ? Aucune preuve ne vient l’attester. Et dans les faits, Nakache ne s’était jamais caché malgré une tentative de fuite avortée en Espagne.

Le portail du camp d’Auschwitz, où plus de 1,1 millions de personnes ont été tuées. © AFP

Après un transit par le camp de Drancy, Alfred Nakache et sa famille sont déportés à Auschwitz. A la sortie du train, il perd de vue sa femme et sa fille. Il apprendra en 1946 qu’elles ont été gazées quelques minutes plus tard. Force de la nature, il est sélectionné pour le travail, affecté à l’infirmerie, et bientôt reconnu, étant une star de la natation. Un statut qui ne ravit pas les officiers SS, qui vont l’humilier à plusieurs reprises en le forçant à aller chercher des objets au fond des bassins du camp, avec les dents. « D’autres champions déportés ont eux aussi été stigmatisés, humiliés par le sport, dans plusieurs camps », explique Caroline François. Mais ces mêmes bassins vont aussi servir de lieu de résistance pour Nakache qui, à l’été 1944, va y plonger en cachette pour effectuer quelques longueurs chaque dimanche, pendant que ses compagnons d’infortunes montent la garde. C’est de là que lui vient son surnom : le nageur d’Auschwitz.

Après dix-huit mois dans le camp, Nakache doit participer à ce qui sera appelé « la marche la mort », transfert, à pieds, des déportés des camps de l’est vers l’ouest en raison de l’approche des Soviétiques. Après trois mois au camp de Buchenwald, Nakache est libéré par l’armée russe en avril 1945, et rentre en France. A son retour à Toulouse, l’athlète de 80 kilos n’en fait plus que 42. Surtout, il découvre que la piscine porte désormais son nom, tout le monde le croyant mort. « Sur les 76 000 juifs déportés de France, 4 000 rentrent, et tardivement. Cela dit, cet hommage témoigne de l’image déjà très forte de son nom à Toulouse », avance Caroline François. Alfred Nakache reprend alors l’entraînement dès son retour, dans un processus de résilience. A l’été 1945, il redevient champion de France sur trois relais et intègre l’équipe de water-polo. Sa carrière sportive redémarre. Les victoires s’accumulent de nouveau, mais son grand sourire est désormais teinté à jamais d’une immense tristesse.

Retraité, Alfred Nakache s’installe à Cerbère avec sa nouvelle épouse, Marie, qu’il a rencontré en nageant dans la Garonne. Cela ne s’invente pas. Et c’est aussi dans l’eau, où il a tant brillé, qu’il s’éteint en 1983, victime d’une crise cardiaque lors de son kilomètre quotidien dans la Méditerranée. Depuis, il est entré au hall of fame de la natation à Fort Lauderdale aux Etats-Unis et de nombreuses piscines portent son nom en France. Il a également reçu le trophée du grand exemple au Musée international du sport juif en Israël en 1993. La postérité lui associe surtout son surnom du « nageur d’Auschwitz ». Pourtant, il avait tourné la page depuis longtemps. Ses amis l’assurent, en racontant comment, à la fin des années 1960, il avait aidé deux Allemands en panne d’essence. En tendant le jerrycan, il avait soulevé sa manche et montré son matricule d’Auschwitz tatoué sur son avant bras, avant de dire : « Je ne vous en veux pas. Vous êtes jeunes et pas responsables, nous allons nous serrer la main, car ce qui compte, c’est la réconciliation ». Mais sur sa pierre tombale, à côté des noms de sa femme et de sa fille tuées à Auschwitz, figure la phrase suivante : « Décédées en déportation à Auschwitz, victimes de la barbarie allemande« .

Adrien Hemard

 

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